Chronique

Les enveloppes magiques

Je me documentais hier sur ce demi-milliard donné en trop aux médecins québécois, entre 2010 et 2015, un fait exposé par la vérificatrice générale. Un système de bar ouvert qui fait qu’il y a moins de garde-fous quand l’État paie les factures des médecins que quand il donne un chèque aux assistés sociaux. Pas de farces.

Permettez un détour : les médecins spécialistes et les omnipraticiens sont payés en vertu de lettres d’entente négociées par leurs associations, la FMSQ et la FMOQ. Pour chaque année, une « enveloppe » est prévue, c’est la rémunération consentie aux médecins.

Et j’ai appris quelque chose d’extraordinaire, hier. Ces enveloppes, elles sont magiques !

Disons qu’une année, les médecins facturent plus que ce qui était prévu dans l’entente avec Québec : même vide, l’enveloppe ne le sera pas. On paiera les médecins, même si l’enveloppe est vide.

Non, non, attendez, ça, c’est pas de la magie, c’est quelque chose comme de la décence humaine. Pensez-y : si l’enveloppe des médecins spécialistes est vide à un mois de la fin de l’année financière, on ne va pas cesser de procéder à des accouchements, de soigner les cancéreux et empêcher les urologues d’extraire des pierres aux reins parce que l’enveloppe est vide. On va payer. Et c’est un peu ça, la civilisation : l’urgentologue payé nonobstant le mois de l’année financière, justement parce qu’il y a une urgence.

Non, la magie, c’est quand les enveloppes contiennent encore des sous à la fin de l’année financière ! Car quand il y a encore des sommes non dépensées dans l’enveloppe, devinez ce qu’on fait ?

On les laisse dans l’enveloppe, pour les années où ça coûtera plus cher ?

Non !

On redonne le cash – « le solde cumulatif non dépensé » – aux médecins de façon rétroactive !

Je sais que c’est dur à croire en ces temps d’austérité où on fait des coupes partout : l’État redonne aux plus riches – les médecins – quand ceux-ci ne dépensent pas tout l’argent « budgété » pour leur rémunération.

Moi non plus, je ne le croyais pas quand j’ai entendu Damien Contandriopoulos le dire à l’émission d’Anne-Marie Dussault, alors qu’il commentait le rapport de la vérificatrice générale, dans lequel on a appris l’existence de ce demi-milliard consenti sans rempart aux médecins, de 2010 à 2015.

Alors j’ai joint le Damien Contandriopoulos en question – professeur à la faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal, titulaire d’un doctorat en santé publique, chercheur (spécialisé en rémunération des médecins) rattaché à l’Institut de recherche en santé publique de l’UdeM – pour qu’il m’explique le tout de vive voix, pour que le son de sa voix soit la preuve que je ne rêvais pas.

« Pour les médecins, c’est simple, m’a-t-il dit. Pile, je gagne ; face, je gagne. Si je facture plus que ce qu’il y a dans l’enveloppe, je gagne. Et si je ne dépasse pas, on me donnera le montant qui reste. »

Bref, les plus riches d’entre nous possèdent le NIP du compte bancaire de l’État. Au bout du fil, je cherchais mes mots. J’ai balbutié : 

— Euh… En… Vertu… De… Quoi ?

— Au nom du fait que les médecins sont représentés par des associations syndicales particulièrement habiles, qui se sont négocié des termes d’entente particulièrement avantageux, m’a répondu Damien Contandriopoulos, sans balbutier.

Je balbutiais encore, sidéré par cet arrangement qui doit susciter l’admiration des cartels mexicains…

— Oui… Mais… Tous les syndicats peuvent se payer des négociateurs de qualité… ?

— Ça n’a rien à voir avec la qualité du négociateur. Ça a tout à voir avec la qualité de la relation de pouvoir des médecins avec l’État, a continué le chercheur. Le gouvernement craint un conflit ouvert avec les médecins, et ce, depuis toujours.

Ce système de « bar ouvert » est connu, selon le professeur Contandriopoulos, « mais ça reste une connaissance d’initiés » : le mécanisme de rémunération des docs est à la fois complexe et obscur. « La vérificatrice pose une question que peu de gens ont posée au Québec : pourquoi on fait ça ? »

Je me permets des réponses, si vous le permettez, Monsieur le chercheur…

Parce que notre société vieillissante obsédée par ses bobos a élevé ses médecins au rang de dieux. On ne peut rien reprocher aux dieux, rien leur refuser.

Parce qu’envoyer des ministres médecins négocier avec des lobbyistes de médecins, ça risque de favoriser les intérêts des médecins bien avant l’intérêt public, par le même tour de magie qui explique que les ministres des Finances issus des banques n’agissent pas contre l’évitement fiscal.

Accessoirement, il y a aussi ce vieux réflexe de génuflexion qu’a l’Homme devant la puissance. Et qui est plus puissant que celui qui, chaque jour, donne la vie, la rend meilleure, repousse la mort ? Personne.

Je sais qu’il faut bien payer les médecins. Pas parce qu’ils risquent de déménager à Moose Jaw ou à Kansas City, comme ils le laissent entendre ponctuellement quand ils réclament la parité avec les médecins de la Saskatchewan ou du Missouri – là-dessus, ils bluffent –, mais parce qu’ils exercent un métier important, qui nécessite une expertise exceptionnelle.

La question essentielle est ailleurs, elle n’est pas dans le rapport assommant de la vérificatrice générale, enfin pas en autant de mots, bien que je la devine en filigrane…

Non, la question essentielle, c’est : à partir de quel moment c’est du vol, la rémunération des médecins ?

Question complémentaire, obligée : à quel moment l’État est-il complice du vol ?

« Vol », c’est un mot-taloche, je sais bien…

Mais quand tu donnes le NIP du Trésor public aux médecins, comment t’appelles ça ?

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