Grande enquête

Comment devenir influenceuSE (en trichant)

Quinze mille abonnés achetés. Des mentions « J’aime » générées par des robots. Des photos truquées. Notre journaliste a multiplié les méthodes controversées pour faire mousser la popularité de son personnage créé de toutes pièces, The Pretty Runner, sur Instagram. En quelques mois, des entreprises et la Ville de Montréal lui ont offert plus de 3500 $ en argent et en cadeaux.

Un dossier d’Émilie Bilodeau et de Martin Tremblay

Grande enquête

Les mirages d’Instagram

Devenir influenceuse. C’est le défi que se donne notre journaliste, en décembre 2018. Pour y arriver, elle crée un personnage, The Pretty Runner, sur Instagram. Après une semaine à partager des images professionnelles de course à pied prises par notre photographe, seulement 35 internautes suivent ses péripéties.

En sept jours, 20 personnes se sont aussi abonnées à son compte, puis s’en sont désabonnées quelques heures plus tard. Pourquoi ? C’est que la plupart d’entre eux utilisent un robot pour pratiquer le follow-unfollow, méthode qui consiste à suivre des milliers d’utilisateurs et à s’en désabonner quelques jours plus tard.

The Pretty Runner écrit à Elric B., un coureur français actif sur Instagram. Il semble avoir recours à cette pratique. Quand elle s’est abonnée aux publications de l’ultramarathonien, il s’est désabonné de son compte.

« J’utilise une société qui s’occupe de tout, répond-il. Il y a des formules à 500, 1000 ou 1500 [nouveaux] abonnés par mois. »

Elric B. s’abonne à des milliers de personnes, et grâce à cette technique, 24 % le suivent en retour. Puis, son « robot » se désabonne de tout le monde puisqu’en fait, le contenu de ses nouveaux abonnés ne lui sert pas. De cette manière, il gagne 1000 nouveaux abonnés par mois.

Elric B. poursuit. « Je te donne le secret. Le site s’appelle Jeffrey – Ramène-nous des follows. Par contre, garde-le pour toi. »

Payer pour des abonnés, une aubaine !

Le temps des Fêtes passe et The Pretty Runner est suivie par à peine 140 personnes. La coureuse doit passer en deuxième vitesse.

Sur Google, elle trouve facilement des sites qui lui permettent de gagner 10, 25, voire 50 nouveaux abonnés gratuitement. Il suffit d’y entrer son nom d’utilisateur et son adresse courriel.

Mais ça reste peu pour attirer le regard des grandes marques ! The Pretty Runner envisage l’achat d’abonnés. Instagram a engagé une poursuite, en avril dernier, contre un site néo-zélandais qui vendait des abonnés, mais cela ne semble pas avoir refroidi l’ardeur de programmeurs.

Les sites qui vendent des abonnés se comptent par dizaines et les offres sont plus concurrentielles les unes que les autres. Pour 2,95 $US (4,00 $CAN), iDigic propose 100 abonnés.

The Pretty Runner en veut plus. Un forfait promet 15 000 abonnés en échange de 55 $US (75 $CAN). Il y a un risque : dans toutes ses communications, Instagram martèle que « les comptes qui utilisent une application tierce pour grossir leur auditoire voient leur expérience affectée ».

Instragram va-t-il bloquer le compte ?

La carte de crédit est acceptée puis… il ne se passe rien. Au bout d’une dizaine de minutes, le téléphone se met enfin à vibrer. L’appareil émet une alerte à chaque nouvel abonné ; il tremble sans relâche pendant 40 minutes.

The Pretty Runner vient de passer de 294 à 15 500 abonnés. Et son compte est encore actif sur Instagram.

Mais 24 % de ses nouveaux abonnés viennent de l’Inde et 23 % de l’Indonésie. Le Canada n’apparaît pas dans la liste des pays d’origine de ses abonnés.

De plus, les nouveaux admirateurs de The Pretty Runner sont très suspects. Des centaines d’utilisateurs n’ont jamais partagé d’image, beaucoup n’affichent pas de photo de profil et des milliers d’autres comptes sont privés. Leur contenu est donc inaccessible. Il y a aussi des utilisateurs au nom sibyllin comme fghij21, 2a101 ou xduifificfg. Ces comptes ressemblent plus à des robots qu’à des êtres humains.

Il y a des profils plus réalistes comme celui d’AlisonrYoungk. Alison a partagé 24 photos. Elle suit 2176 personnes et est suivie par 1595 en retour. Tout semble normal, mais il suffit de faire une recherche par images dans Google pour réaliser qu’elle n’est pas l’auteure de ses photos.

Elle a notamment repiqué un portrait à la journaliste Rio Viera-Newton, du New York Magazine, et à Mary Godwyn, professeure de sociologie d’un collège du Massachusetts.

Mmes Viera-Newton et Godwyn ne connaissent pas Alison Young. Toutes les deux ont découvert grâce à un appel de La Presse que leur photo avait été utilisée à leur insu.

Avec 15 000 faux abonnés, est-ce que les gens vont maintenant croire à la popularité de The Pretty Runner ?

Je t’aime, tu m’aimes

Le hic avec les milliers de faux abonnés de The Pretty Runner, c’est qu’ils n’« aiment » jamais ses photos. Plusieurs agences s’entendent pour dire qu’un influenceur doit avoir un taux d’engagement de 4 %, en divisant ses mentions « J’aime » par son nombre d’abonnés, pour avoir l’air crédible.

Pour The Pretty Runner, il est donc louche d’avoir un aussi grand « fan-club », mais aussi peu de marques d’appréciation.

Pour remédier à la situation, The Pretty Runner pourrait acheter des mentions « J’aime ». Sur certains sites, 100 « J’aime » coûtent seulement 1,49 $US (2 $CAN).

Mais pourquoi payer quand on peut trouver l’amour gratuitement ?

Dans les boutiques Apple Store et Google Play, des applications permettent d’aimer les publications d’étrangers. En donnant 40 « J’aime », The Pretty Runner en obtient 20. On ne voit cependant ni les commentaires qui accompagnent les photos ni l’identité de ceux qui les ont publiées.

The Pretty Runner a aimé des images de produits cannabiques, des messages en arabe et des photos érotiques.

Le site like4like est encore meilleur. C’est un robot qui cible les publications qui pourraient nous intéresser et il les aime. Chaque mention « J’aime » offerte nous en rapporte une. The Pretty Runner n’a rien à gérer et c’est gratuit.

Pendant l’un des cinq mois de notre enquête, le robot like4like de The Pretty Runner s’est mis à aimer automatiquement des publications de dizaines de blogueurs canadiens, de la militante et ex-participante d’Occupation double Jessie Nadeau, de l’animatrice Varda Étienne et de l’« instagrammeuse » Lazy Moms (voir réactions dans l’onglet suivant).

Jointes par La Presse, toutes les trois ont affirmé ignorer l’existence de ce site. Jessie Nadeau, par l’intermédiaire de son agent, a montré du doigt un site qu’elle a utilisé « pendant moins de 24 heures » pour obtenir des abonnés véganes comme elle, il y a trois ans.

Varda Étienne, elle, a déclaré qu’elle avait utilisé le site Stormelikes pour acheter au moins 2500 abonnés l’année dernière. Le site vend aussi des mentions « J’aime ». « Je l’ai utilisé il y a un an et demi à l’époque où j’ai sorti ma ligne de maquillage. C’était pour augmenter l’achalandage et faire connaître ma marque. » Elle ne trouve pas le procédé malhonnête.

Lazy Moms a aussi juré qu’elle n’utilisait pas like4like. À contrecœur, elle a admis qu’elle fréquentait des pods, des groupes de blogueurs qui aiment et commentent leurs photos entre eux, une pratique qu’Instagram proscrit. « Je vois ça comme de l’entraide. J’aide les autres blogueuses. Elles m’aident. »

Depuis que The Pretty Runner compte 15 000 faux abonnés qui n’interagissent jamais sur son profil, elle a aussi recours à ces groupes d’échanges de commentaires qui se retrouvent entre autres sur Facebook. Rappelons qu’Instagram appartient à Facebook depuis 2012. Les règles diffèrent selon les pods, mais souvent, The Pretty Runner doit réagir à cinq photos ; en échange, elle reçoit cinq commentaires.

Pour éviter d’être bannis d’un groupe, les utilisateurs sont obligés de commenter des images parfois loin de leurs intérêts. The Pretty Runner s’est par exemple retrouvée à interagir avec un cabinet dentaire d’Australie.

Ça donne donc des banalités du genre « I love this » ou « nice shot ».

La naissance d’une « influenceuse »

L’univers de The Pretty Runner est bâti sur des mensonges. Mais de fil en aiguille, de vraies personnes s’abonnent à son compte, aiment ses photos, commentent ses publications. Elles donnent beaucoup de crédibilité à la fausse coureuse.

Puis, fin mars, c’est la consécration ! Un message apparaît dans sa boîte de messagerie privée. Ce sont les organisateurs de la course Banque Scotia 21k de Montréal. Ils veulent que The Pretty Runner soit l’une des ambassadrices de l’événement.

« Votre profil est exactement ce que l’on cherche […] Je suis sûre que ça pourrait être une situation gagnant-gagnant », écrit Valérie LeBlanc, responsable des communications de l’événement.

Mme LeBlanc ne demande jamais qui est The Pretty Runner. Elle lui fait parvenir un contrat prêt à signer qui inclut des vêtements de sport Saucony, une inscription au 10 km, des gels d’énergie et des boissons hydratantes. La valeur totale de ces cadeaux s’élève au moins à 500 $. The Pretty Runner demande en plus que 1000 $ soient remis, en son nom, à l’un des 80 organismes qui amassent de l’argent dans le cadre de la course. En échange, l’organisme lui offre un accès d’un an à ses installations, un service qui vaut 420 $.

En échange, les organisateurs de la course Banque Scotia exigent que The Pretty Runner publie six photos avec les mots-clés #Scotia21kMTL et #CourseScotia.

Deux semaines plus tard, la course de la Banque Scotia n’a pas encore eu lieu que l’agence Republik entre en contact avec The Pretty Runner. La marque de jus Oasis aimerait que l’instagrammeuse devienne « coureuse étoile » du marathon de Montréal, en septembre prochain.

Quelques jours avant d’entrer dans la peau de The Pretty Runner, notre journaliste s’était rendue dans les bureaux de Republik, cette agence spécialisée en « marketing d’influence et de contenu ».

Elle leur avait demandé si des entreprises étaient réticentes à travailler avec des influenceurs de peur que ceux-ci aient gonflé leurs chiffres. Jean-Philippe Shoiry, chef de la stratégie et des opérations à l’agence, avait répondu : « C’est le moment de se ploguer. Je pense que c’est pour ça que c’est important de travailler avec des spécialistes. C’est facile de tomber dans des métriques de vanité. »

Et pourtant. Republik ne s’est jamais méfiée de The Pretty Runner. L’agence a offert 1200 $ à la prétendue influenceuse en échange de 10 photos réutilisables sur les plateformes numériques d’Oasis et d’un takeover (une prise en charge du compte d’Oasis par The Pretty Runner pendant 24 heures). L’entreprise s’est aussi engagée à payer les frais d’inscription de 136,16 $ pour le demi-marathon.

Maintenant que La Presse a dévoilé que notre journaliste se cachait derrière The Pretty Runner, Republik admet qu’elle ne possède pas d’outils pour mesurer l’authenticité d’un influenceur. Par contre, l’agence et Oasis affirment que The Pretty Runner n’a pas été contactée pour ses abonnés, mais pour créer du contenu partageable sur les plateformes numériques de l’entreprise de jus.

« Vos abonnés, c’était secondaire. Notre objectif, c’était de créer du beau contenu pour la marque avec des vraies personnes. Vous avez fait du beau contenu et c’est normal que vous ayez été approchée », explique M. Shoiry.

Puis, à quelques jours de la publication de notre reportage, l’agence Made In, elle aussi spécialisée en marketing d’influence, a contacté The Pretty Runner pour son client : la Ville de Montréal. Pour une photo et deux stories faites au parc Frédéric-Back, ils lui ont offert 250 $.

Mise au fait de la véritable identité de The Pretty Runner, la Ville de Montréal a affirmé que c’est la première fois qu’elle accorde un contrat à une firme pour travailler avec un influenceur. Elle s’attendait à ce que l’agence Made In cible des « influenceurs authentiques ». « La Ville est préoccupée que Made In ait approché un influenceur dont le compte est chapeauté par La Presse, avec de faux abonnés. Nous allons procéder à des vérifications et exiger des explications de [notre] fournisseur de services », a indiqué Gabrielle Fontaine-Giroux, relationniste à la Ville de Montréal, par courriel.

L'agence Made In a quant à elle assuré qu'elle utilisait un outil pour identifier les faux abonnés d'un influenceur. Elle s'est dite surprise que l'outil en question n'ait pas détecté que la majorité des abonnés de The Pretty Runner étaient faux.

Au terme de l’enquête de cinq mois, Instagram a confirmé par courriel que « les activités inauthentiques n’ont pas leur place sur la plateforme ».

Un porte-parole anonyme a répété que ceux qui utilisent des sites tiers pour gonfler le nombre de leurs abonnés « vont voir leur expérience affectée ».

« Comme nos outils suppriment les “J’aime”, commentaires et abonnés inauthentiques sur les comptes qui ont recours à une application tierce, les méthodes pour grossir un auditoire vont devenir moins efficaces. »

« Cela prendra du temps, mais nous investissons dans ce domaine à long terme. »

Qu’est-ce qu’Instagram ?

Instagram est un réseau social de partage de photos et de vidéos. Les utilisateurs « aiment » et commentent les images des autres. Depuis 2012, la plateforme appartient à Facebook.

Qu’est-ce qu’un influenceur ?

C’est un internaute actif sur les réseaux sociaux tels Instagram, Facebook et YouTube. Grâce à sa notoriété, il a le pouvoir d’influencer le comportement de consommation de son public. Il fait la promotion de certaines marques en échange d’une rétribution en argent ou en cadeaux.

Qu’avons-nous fait de l’argent et des objets ?

Tous les objets reçus dans le cadre de ce reportage ont été remis aux entreprises qui nous les avaient offerts. Aucun chèque n’a été encaissé par notre journaliste ni par La Presse.

167 millions

Nombre d’abonnés du joueur de soccer Cristiano Ronaldo. Au Québec, les influenceurs les plus populaires comptent un peu plus de 1 million d’abonnés. The Pretty Runner, avec ses 15 000 abonnés, appartient à la catégorie des micro-influenceurs.

1 milliard

Nombre d’abonnés actifs sur Instagram. Chaque jour, le réseau social affirme fermer des millions de faux comptes.

Combien ça rapporte ?

Nous avons mis la main sur les « kits médias » de deux influenceuses québécoises. La première, suivie par 340 000 personnes, demande 3000 $ pour inclure le nom d’une marque dans une publication. La deuxième, qui compte 11 000 abonnés, demande 400 $ pour le même genre de partenariat.

Grande enquête

Leurs réactions à notre enquête

Canada Running Series

C’est Valérie LeBlanc, à titre de responsable des communications pour Canada Running Series, qui a approché The Pretty Runner, en mars dernier, pour qu’elle devienne l’une des ambassadrices du 21 km de la Banque Scotia, à Montréal. « C’est vrai que The Pretty Runner n’avait pas beaucoup de publications, mais ça ne voulait pas dire qu’elle n’était pas crédible », explique-t-elle.

Mme LeBlanc sait qu’il y a des risques à s’associer à des influenceurs. Comme elle travaille à son compte, comme contractuelle, elle admet qu’elle n’a aucun outil pour mesurer la crédibilité d’un « instagrammeur ».

Cela dit, elle souligne qu’il n’y a pas que les chiffres qui comptent. « C’est sûr que j’ai envie que tu me dises que tu as eu 400 “J’aime” et 20 commentaires, mais avant tout, tes photos sont passées dans nos hashtags [mots-clés]. Ultimement, c’est ça qu’on voulait [multiplier nos mentions]. »

Republik

L’agence Republik dit qu’en général, elle demande des captures d’écran des statistiques d’un instagrammeur comme la provenance de ses abonnés, leur âge et leur sexe. Ces données n’ont jamais été demandées à The Pretty Runner. « C’est certain que c’est quelque chose qui aurait dû être fait. On a envoyé un message à l’interne afin de s’assurer que même dans les mandats de production, cela soit fait », explique Jean-Philippe Shoiry, chef de la stratégie et des opérations chez Republik.

M. Shoiry affirme que The Pretty Runner a été approchée pour qu’elle produise du contenu publiable sur les plateformes d’Oasis et non pour rejoindre son public. « Vous avez fait du beau contenu et c’est normal que vous ayez été approchée », affirme M. Shoiry.

Oasis

Oasis ne voit pas de problème à avoir approché une « influenceuse » dont les abonnés sont en grande partie des robots et de lui avoir promis 1200 $ contre 10 photos. « L’approche au départ, c’était surtout pour de la création de contenus. Ce qu’on cherchait et la raison pour laquelle vous avez été contactée, c’est que vos photos et votre contenu étaient super intéressants […]. Ce contenu, c’était pour partager sur nos réseaux sociaux auprès de notre audience », explique Isabelle Nadeau, chargée de communications chez Lassonde, propriétaire de la marque Oasis.

Lors de notre entrevue, Mme Nadeau n’était pas en mesure de nous dire si Oasis s’attendait à ce que l’agence Republik vérifie l’authenticité de The Pretty Runner. « On travaille avec eux et on se fie à leur expertise. »

Ville de Montréal

La Ville de Montréal a mandaté l’agence Made In pour trouver un influenceur qui ferait connaître la piste de course du parc Frédéric-Back. « L’agence [nous] a certifié qu’elle observe une méthodologie rigoureuse pour évaluer l’authenticité des influenceurs ciblés. La Ville s’attendait à ce que cet aspect incontournable de l’entente soit respecté », a déclaré Gabrielle Fontaine-Giroux, relationniste à la Ville de Montréal, par courriel. De son côté, l’agence Made In assure qu’elle utilise un outil pour vérifier la crédibilité des influenceurs avec lesquels elle travaille. « On a testé plusieurs outils depuis qu’on existe il y a sept ans, mais il n’y en a aucun fiable à 100 % », a commenté Aurélie Sauthier, présidente de l’agence. Quand cette dernière a vérifié le compte de The Pretty Runner, l’outil a révélé qu’il comptait 70 % de vrais abonnés. La majorité d’entre eux sont pourtant faux. Mme Sauthier a indiqué qu’elle comptait contacter les gestionnaires de l’outil en question pour qu’ils expliquent cet écart.

Instagram

Le réseau social a refusé notre demande d’entrevue téléphonique. Il a toutefois répondu à nos questions par courriel.

« Nous sommes maintenant en mesure de détecter les comptes qui utilisent des services d’un tiers pour “booster” leur popularité », répète un porte-parole anonyme. « Les comptes qui continuent d’utiliser des applications tierces pour augmenter leur audience vont voir leur expérience affectée. »

« Affectée » comment ? Nous n’avons pas obtenu de réponse claire, ici.

Le site s’est contenté de dire qu’un million de vérifications sont faites chaque seconde pour intercepter les comptes fautifs et qu’un million de comptes sont bloqués chaque jour. The Pretty Runner a toutefois prouvé qu’il est possible d’acheter 15 000 abonnés sans se faire bloquer.

Jessie Nadeau

The Pretty Runner a commencé à utiliser like4like, un site d’échange de mentions « J’aime » robotisé, le 27 mars dernier. À partir de ce jour, le robot de The Pretty Runner s’est mis à aimer chaque nouvelle publication (25 photos en tout) de Jessie Nadeau, ancienne finaliste de l’émission Occupation double. Le 15 mai dernier, notre journaliste a joint l’agent de la militante végane et LGBTQ pour le questionner à ce sujet. Depuis leur conversation téléphonique, The Pretty Runner n’a plus jamais aimé une publication de Jessie Nadeau. Son agent Louis-Philippe Fournier martèle que sa cliente ne connaît pas le site like4like. Elle aurait toutefois utilisé un site « pendant moins de 24 heures », il y a trois ans, pour obtenir quelques abonnés LGBTQ et véganes, à la suggestion d’une amie. « Jessie est allée là-dessus, mais quand elle a commencé à voir qu’il y avait des Carlos et des gens du Brésil qui la suivaient, elle s’est dit : “C’est quoi, le problème?” » Elle est alors sortie du site web […]. J’imagine que [les mentions “J’aime” qu’elle a obtenues], ce sont des restants de ça. »

Lazy Moms

Selon Joanna Grzeszczak, alias Lazy Moms, plus il y a de l’engagement tôt sur ses photos, plus ses images sont montrées à ses abonnés. Alors, pour obtenir des commentaires et des mentions « J’aime » sur une publication, elle utilise des pods. « Je suis sur un groupe Facebook avec d’autres blogueuses canadiennes et on s’entraide. Je vais aimer leurs photos et elles aiment les miennes. Pendant la première heure, nos publications sont boostées par nous. » La Montréalaise estime que 80 % des blogueurs emploient des pods.

Dans le milieu, poursuit-elle, les influenceurs ont l’impression qu’Instagram essaie de leur soutirer de l’argent pour promouvoir leurs images. Mme Grzeszczak a testé ce service, mais elle a été très déçue du résultat. Elle préfère donc utiliser les pods pour atteindre plus largement son public.

Varda Étienne

Varda Étienne a nié utiliser un site pour gonfler ses mentions « J’aime ». L’animatrice a plutôt confié avoir payé 19,99 $US pour obtenir 2500 abonnés, par mois, l’année dernière. Elle ne se rappelle pas si elle a utilisé le site plus d’un mois. « Si la personne a acheté des robots, on va dire un chiffre comme 2500 ou 2000, et qu’ensuite, il y a eu une progression organique, pour moi, ce n’est pas nécessairement malhonnête. Moi, la malhonnêteté, c’est quand tu triples ou tu quadruples ton nombre. » Varda Étienne compte 16 000 abonnés.

Gabriel Francoeur Aguila

Gabriel Francoeur Aguila, fondateur de l’agence Aguila Media spécialisée en marketing sur les réseaux sociaux, s’est abonné au compte de Pretty Runner, puis s’en est désabonné deux jours plus tard. C’est qu’il pratique du follow-unfollow pour avoir plus d’abonnés sur son compte personnel. Quand on lui fait remarquer qu’Instagram interdit cette pratique, il répond : « Je le fais parce que tout le monde le fait. » M. Francoeur a essayé plusieurs outils de follow-unfollow, mais il privilégie actuellement le site jarvee.com. Pour 69,95 $US (95 $CAN) par mois, il gagne entre 500 et 2000 abonnés, selon la configuration de son robot. Il paye d’ailleurs pour un profil professionnel qui lui permet de se servir du site Jarvee pour ses clients. « Parfois, nos clients veulent des résultats sans faire beaucoup d’efforts. [Le follow-unfollow], c’est la solution. »

Mary Godwyn

La professeure de sociologie Mary Godwyn est très soucieuse des images d’elle qui circulent sur l’internet. L’établissement où elle travaille, le collège Babson du Massachusetts, a toutefois publié une photo de l’enseignante dans le répertoire de ses employés. C’est cette photo qui a été reprise par un faux compte Instagram tenu par une prétendue Alison Young. « C’est une honte, c’est une escroquerie, c’est un mensonge […]. Je pourrais leur demander d’enlever mon portrait, mais ils risquent de refuser puisque leur profil est bâti sur un mensonge », a déclaré Mary Godwyn lors d’un entretien téléphonique avec La Presse. En effet, Alison Young ne répond jamais à ses messages privés sur Instagram.

Jeffrey – Ramène-nous des follows

Notons que le site Jeffrey – Ramène-nous des follows, qui offre un service de follow-unfollow, a refusé notre demande d’entrevue. Pour ce qui est du site like4like qui permet d’échanger des mentions « J’aime », il n’y a aucune manière de joindre les responsables. Leur formulaire de contact ne fonctionne pas.

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Dans les coulisses de notre enquête

Dans le cadre de leur reportage, notre photographe a truqué des photos et notre journaliste a simulé de la course dans des lieux inusités. Voyez comment le personnage The Pretty Runner a été fabriqué de toutes pièces.

Photos modifiées 

Le guide de déontologie des journalistes du Québec indique que les images publiées dans les médias « doivent représenter le plus fidèlement possible la réalité ». Les photographes n’ont donc pas le droit d’ajouter ou d’enlever des éléments sur une photo. Ici, grâce à l’outil « fluidité » sur le logiciel de retouches de photo Photoshop, les courbes de la journaliste ont été quelque peu arrondies.

C’était une journée grise du mois de janvier. Grâce à Photoshop, notre photographe a réussi à enlever la neige brune sur la chaussée et sur le taxi. Il a aussi rendu l’écriture du « bonjour » nette. Cette photo modifiée n’aurait jamais pu être publiée dans La Presse.

Fausses courses

The Pretty Runner a essayé de synchroniser sa course pour passer sous un avion sur le point d’atterrir. Mais le résultat était toujours décevant. Pour se faciliter la tâche, elle a pris la pose d’une coureuse et s’est immobilisée. Le photographe a simplement eu à attendre le passage de l’avion pour faire son cliché.

Notre journaliste a simulé de la course à pied sur toutes les photos utilisées pour alimenter le compte Instagram de The Pretty Runner. Elle a effectué quelques allers-retours devant le photographe jusqu’à ce qu’un cliché soit réussi. Cette photo, au Planétarium de Montréal, a été prise en moins de trois minutes. D’abord, il faisait -25 °C à l’extérieur, et la pseudo-coureuse n’était pas vêtue pour un tel froid. Puis, le chemin était fermé aux piétons pour une partie de l’hiver. Le photographe a dû faire vite.

Les murs colorés de l’ancienne usine Salada apparaissent souvent sur les réseaux sociaux. Mais c’est loin d’être un lieu agréable pour pratiquer la course à pied. L’ancienne manufacture est en plein quartier industriel de la ville de Mont-Royal et est collée sur l’autoroute 40. Il faut aimer courir parmi les voitures pour se rendre là.

Vêtements « empruntés »

Pour renouveler la garde-robe de The Pretty Runner, notre journaliste s’est rendue dans des magasins comme La Baie, Lululemon, Sports Experts et Winners. Elle y a acheté des vêtements qu’elle s’est fait rembourser aussitôt que les photos de course à pied ont été prises.

Dans certains cas, notre photographe a utilisé le logiciel de retouches de photo Photoshop pour enlever des étiquettes de vêtements visibles, comme ici sous le bras de la journaliste. D’ailleurs, pour effectuer le plus de photos en une journée, notre journaliste changeait de tenue dans sa voiture, entre deux décors.

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