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Une clinique d’optométrie pour les sans-abri

Certains ont la vision embrouillée depuis des décennies sans même le savoir. D’autres traînent de vieilles lunettes brisées. D’autres encore souffrent de glaucome ou de cataractes qui n’ont jamais été diagnostiqués. Toutes les deux semaines, une équipe de l’École d’optométrie de l’Université de Montréal débarque à la Maison du Père avec ses appareils et son désir d’aider. Les sans-abri qui s’y trouvent en ressortent parfois transformés.

Denis Beauregard prend l’étui protecteur des mains de l’optométriste Maxime McGregor et sourit comme un gamin qui vient de recevoir un nouveau jouet. C’est là qu’il pourra placer les toutes nouvelles lunettes à monture grise qu’il porte fièrement sur le nez.

« Aille ! Je vais te dire de quoi… Je suis ben content, lance l’homme de 72 ans. Ça fait une grosse différence avec mes vieilles lunettes. »

Il fut une époque où M. Beauregard allait régulièrement chez l’optométriste et se payait des lunettes à plus de 1000 $. Il était programmeur de tête profilée – il fabriquait des moulures. Mais à sa retraite, il a sombré dans une profonde dépression. Sans soutien familial, il a échoué à la Maison du Père.

Pour les sans-abri comme M. Beauregard, l’obstacle aux soins de la vue n’est souvent pas l’argent. Ces services sont gratuits pour les prestataires d’aide sociale, par exemple.

« Nos gars ne sont pas portés à aller vers les services parce qu’ils ont peur d’être mal reçus », explique Martin Raymond, coordonnateur de la Maison du Père. 

« Le jugement, le fait d’être à l’écart, ils l’ont vécu dans les soins réguliers. Ils se font dire qu’ils puent, qu’ils ne sont pas patients, qu’ils bougonnent. Alors si on s’attend à ce qu’un itinérant se pointe de lui-même chez New Look, je pense qu’on se trompe. »

— Martin Raymond

Sachant que les sans-abri ne vont pas chez l’optométriste, un optométriste a décidé d’aller chez eux. Il s’appelle Benoit Tousignant et il est professeur à l’École d’optométrie à l’Université de Montréal.

De la Papouasie–Nouvelle-guinée aux rues de Montréal

Le professeur Tousignant n’est pas du genre à passer toute sa carrière derrière le comptoir d’une lunetterie à la mode. Papouasie–Nouvelle-Guinée, Viêtnam, Haïti, Salvador, Grand Nord canadien : il a examiné les yeux des plus vulnérables aux quatre coins du monde. Il était naturel, pour lui, de scruter aussi ceux des Montréalais marginalisés.

Après un an et demi de préparation, son rêve de clinique mobile a été lancé à la mi-août. Depuis, toutes les deux semaines, il débarque à la Maison du Père avec des appareils de pointe et une poignée de finissants en optométrie. D’autres refuges pour sans-abri devraient s’ajouter.

« Certaines personnes, on leur donne une paire de lunettes et ils peuvent soudainement traverser la rue de façon sécuritaire. Ou lire pour la première fois depuis longtemps. Ou apprendre à lire. Ça peut les aider dans leur recherche d’emploi, leur éducation », dit M. Tousignant.

« On ne dit pas qu’on sauve le monde avec une paire de lunettes, mais c’est parfois un maillon de la chaîne vers la réinsertion sociale. »

— Benoit Tousignant

C’est sans compter les cas de glaucome, de cataractes, de dégénérescence maculaire ou rétinopathies dues au diabète que son équipe dépiste, bien souvent pour la première fois. Parce que les besoins sont encore plus grands que ce qu’avait prévu M. Tousignant.

« On voit beaucoup de cas sévères, et qui surviennent à des âges plus précoces que dans des populations moins marginalisées », dit le spécialiste.

Installée dans une salle de loisir de la Maison du Père, entre un piano et une table de billard, la clinique a l’avantage de se trouver en terrain connu pour les sans-abri. Dans un coin, l’étudiante Danielle Richard demande à Alain Cyr de lire des chiffres affichés sur une tablette électronique. L’homme a de la difficulté à voir de près. À quand remonte son dernier examen de la vue ?

« Ça doit faire une vingtaine d’années, lance-t-il. Mettons que j’étais dû ! »

Robert Mailhot, lui, est à l’étape de se choisir une monture. Il en essaie plusieurs, se regarde dans le miroir, hésite. L’une d’entre elles recueille la faveur de deux intervenantes. « Wow, le beau pétard ! », lance l’une d’elles à l’homme, qui sourit et fixe son choix. Dans deux semaines, on lui apportera les lunettes ajustées à sa vue.

« Après une journée comme ça, on ne se demande pas à quoi on sert dans la vie », dit Benoit Tousignant.

La triple mission de la clinique mobile

Soigner

En plus de corriger la vue des sans-abri, la clinique mobile fondée par Benoit Tousignant vise à diagnostiquer les troubles de l’œil. Lorsqu’une maladie est détectée, les intervenants de la Maison du Père font le suivi avec des spécialistes. « Tous les maillons de la chaîne fonctionnent », se réjouit Benoit Tousignant.

Former

Travailler auprès des sans-abri est maintenant un passage obligé pour les étudiants de l’École d’optométrie de l’Université de Montréal, la seule au Québec à former des optométristes. « Je pense qu’il est important d’exposer les futurs optométristes aux gens qui souffrent d’exclusion sociale. Et c’est intéressant en termes d’exposition clinique, car ils voient des cas sérieux », dit Benoit Tousignant. « Ça nous demande plus d’ouverture dans certains cas, mais ça se déroule vraiment bien », commente Anabelle Charlebois, finissante en optométrie.

Comprendre

La clinique mobile permettra aussi de dresser un premier portrait de la santé oculaire des sans-abri. « D’un point de vue de santé publique, on va avoir une mine d’or d’informations sur une population qui est très peu connue des milieux de recherche », souligne Benoit Tousignant.

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