Chronique

La ligne de parti

Je veux revenir sur le bras de fer qui oppose Jérémy Gabriel à Mike Ward au Tribunal des droits de la personne. Désolé, cette histoire me fascine. Petit rappel, pour commencer…

En 2006, Jérémy Gabriel, 10 ans, est devenu célèbre : il a chanté devant le pape. Pour un petit sourd au visage amoché par le syndrome de Treacher Collins, c’était une sorte d’exploit. L’histoire a ému le Québec.

En 2010, l’humoriste Mike Ward a consacré un numéro à l’histoire du « Petit Jérémy », un numéro qui se moquait de Jérémy Gabriel. Je cite la fin de ce numéro : « Cinq ans plus tard, dit-il, y est pas encore mort ! Il meurt pas, le petit tabarnak ! Moi, je le défendais, comme un cave. Et lui, y meurt pas. Moi, je te défends : toi, tu crèves, câlisse. Asti de sans-cœur ! Y est pas tuable. Je l’ai vu aux glissades d’eau à Bromont, l’été dernier, j’ai essayé de le noyer. Pas capable ! Pas capable. Je suis allé voir sur internet, pour voir c’est quoi, sa maladie. Sais-tu c’est quoi qu’il a ? Y est laitte, esti ! »

En 2012, la famille Gabriel a porté plainte à la Commission des droits de la personne du Québec contre Mike Ward pour ces propos. Le dossier a cheminé lentement. Le Tribunal a commencé ses travaux cette semaine : Ward est poursuivi en diffamation par la Commission, au nom de Jérémy et de ses parents.

Les humoristes québécois, eux, sont solidaires, ils sont même hyper solidaires de Ward. En entrevue, sur Facebook, sur Twitter, les humoristes du Québec l’appuient. Ceux qui ont commenté l’affaire l’ont fait pour dire que Mike Ward a le droit de dire ce qu’il a dit, même si ce qu’il a dit était choquant.

S’il y a eu une fausse note offerte à Mike Ward par ses collègues du monde de l’humour, je ne l’ai pas entendue.

Permettez que je dise un truc ?

Bien sûr que Mike Ward a droit à sa liberté d’expression. Sauf que Jérémy Gabriel aussi a des droits, en tant que citoyen. Il a choisi de les faire valoir. Peut-être qu’il va gagner, peut-être qu’il ne gagnera pas. Mais tenter de faire valoir ses droits, c’est aussi fondamental en démocratie que le droit de dire ce qu’on pense.

En droit, il n’y a pas de hiérarchie des droits et des libertés. On fait un arbitrage au mérite, au cas par cas. Ce sera le cas dans l’affaire Gabriel c. Ward.

Je ne suis pas juge au Tribunal des droits de la personne. Mais philosophiquement, je suis mollement dans le camp de Mike Ward : il a le droit de se moquer de l’apparence d’un enfant handicapé de 10 ans, dans le sens où rien n’interdit précisément cela ; s’il est sanctionné, ce sera en fonction de l’interprétation à donner aux articles 4 et 10 de la Charte des droits et libertés de la personne…

Je pense que Mike Ward a le droit de dire d’un enfant handicapé de 10 ans qu’il est « laitte », aux quatre coins de la province et sur l’internet. Mais je pense surtout que c’est une utilisation dégueulasse de ce droit-là.

Que ses collègues défendent le droit de Mike Ward de dire ce qu’il veut, sur le ton qu’il choisit : pas de problème. Non, mon problème est ailleurs, quand je regarde l’élan de solidarité du monde de l’humour pour Mike Ward.

Elle est où, la note discordante, groupe, le petit bémol ?

Réponse : nulle part.

Non, les humoristes du Québec, là-dessus, se sont comportés comme le Parti libéral quand il est attaqué sur un scandale d’éthique : on serre les rangs et on défend la cible des attaques. Pis on applaudit Mike comme la Chambre de commerce applaudit Martin Coiteux quand il vient nous vanter l’austérité. Au moins, le PLQ a l’excuse de la ligne de parti.

Que les humoristes se moquent avec méchanceté de personnes majeures et vaccinées, je n’en ai rien à cirer. Le rôle d’un fou du Roi, c’est de montrer que le Roi est nu, subtilement ou pas. Le Roi, c’est le pouvoir, sous toutes ses formes. Les humoristes doivent pouvoir critiquer le pouvoir artistique, financier, médiatique, syndical, patronal, militaire, politique, culturel. Tous les pouvoirs. Comme ils l’entendent.

Me Julius Grey, l’avocat de Mike Ward, a bien résumé la chose : « La comédie peut parfois choquer, et mon client se moque des vaches sacrées de notre société. »

Bien dit. Mais j’aimerais qu’on m’explique en quoi un enfant handicapé de 10 ans est une vache sacrée.

De tous les gens qui méritent d’être dénoncés, raillés et ridiculisés par nos fous du Roi, je pense qu’un enfant handicapé de 10 ans devrait avoir droit à une sorte de « clause nonobstant », une loi non écrite, comme pour le gardien qu’on ne met pas en échec, au hockey. L’enfant handicapé de 10 ans, on devrait lui crisser la paix.

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