EMILY ST. JOHN MANDEL

Viser les étoiles, toucher le cœur

NEW YORK — D’abord, il y a Shakespeare : l’acte IV du Roi Lear, en ouverture. Puis il y a la fin du monde : l’apocalypse, mais sans les zombies ni l’horreur. Enfin, il y a Star Trek : « Parce que survivre ne suffit pas », prononcé dans un épisode de la série Voyager.

De ces fils qui, à première vue, ne devraient pas se croiser, Emily St. John Mandel a tiré un roman unique. Station Eleven. Une œuvre littéraire qui, vaste et ambitieuse, parvient à ne jamais perdre le cœur de vue. Et qui, puisant à plusieurs sources, étonne et rafraîchit.

Étonne et rafraîchit autant que la romancière qui, par une journée caniculaire, avait donné rendez-vous à La Presse dans un café français de Brooklyn, près de Park Slope, où elle vit avec son mari – le dramaturge Kevin Mandel – et leur fillette.

Menue, la voix cristalline et le débit rapide, la chevelure coupée court encadrant un visage au teint opalescent où scintillent des yeux noisette, Emily St. John Mandel ne fait pas sa mi-trentaine et vibre d’une énergie contagieuse.

Le genre d’épidémie qui transformerait la planète en paradis. On est loin de celle qui s’abat sur l’humanité au début de ce roman, son quatrième, pour lequel elle a été mise en nomination au National Book Award, au PEN/Faulkner Award of Fiction et au Baileys Women’s Prize for Fiction et qui lui a valu de remporter l’Arthur C. Clarke Award.

On ne s’étonnera pas – mais on s’en réjouira – que Station Eleven ait été vendu dans 17 pays, qu’il ait été traduit en une quinzaine de langues et qu’il soit en train d’être scénarisé pour le cinéma.

Le récit, qui multiplie les points de vue et les allers-retours entre le passé (notre présent) et le présent (un possible futur), suit la Symphonie itinérante, troupe d’artistes qui, 20 ans après qu’une pandémie de grippe a anéanti une partie de l’humanité, va d’une colonie à l’autre, au sud des Grands Lacs, pour jouer de la musique et des pièces de Shakespeare. Parce qu’une fois un semblant de société rebâti, vient un moment où survivre ne suffit pas. Ne suffit plus.

Shakespeare. Apocalypse. Star Trek. Les sujets à aborder ne manquaient pas, autour d’une limonade et d’un thé glacé.

Qui êtes-vous, Emily St. John Mandel ?

(Rires) La petite-fille de Newell St. Andrew St. John, qui a quitté Londres en 1906 pour s’installer au Canada. Ma mère voulait que l’on conserve son nom dans la famille, c’est donc devenu mon second prénom. Je suis née et j’ai grandi sur l’île Denman, au large de la Colombie-Britannique, qui m’a inspiré l’île Delano que l’on retrouve dans Station Eleven.

Et sur votre île, vous rêviez de devenir écrivain ?

En fait, j’ai été scolarisée à la maison et l’un de mes devoirs était d’écrire quelque chose tous les jours. Et j’aimais ça, beaucoup. Mais, de 6 à 21 ans, j’ai voulu devenir danseuse. C’est d’ailleurs pour cela qu’à 18 ans, j’ai déménagé à Toronto, où j’ai étudié à la School of Toronto Dance Theatre. J’ai obtenu mon diplôme, j’ai travaillé en danse, mais j’y ai aussi nettoyé des églises. Puis je suis partie vivre à New York avec mon copain du moment. Mais nous n’avions pas d’argent, nous étions tous les deux Canadiens et… la vie était moins chère à Montréal.

Vous vous y êtes installée ?

Ç’a été un désastre ! (rires) C’était en 2002, je ne parlais pas français, le seul travail que j’ai trouvé alors était de décharger des camions de livraison sur Sainte-Catherine, à l’aube, parfois par - 20°C. J’ai commencé à repenser à ce que je voulais faire de ma vie. Je me suis remise à écrire et, au bout de huit mois, je suis retournée vivre à New York. Seule. J’y ai terminé ce qui est devenu mon premier roman, Dernière nuit à Montréal. À partir de là, j’ai continué à écrire tout en travaillant. Jusqu’à l’an dernier, j’occupais un poste administratif au laboratoire de recherche sur le cancer de l’Université Rockefeller.

Station Eleven vous a permis de vivre de votre plume. Quelles sont les origines de ce roman ?

Ma première idée était de raconter la vie d’un groupe d’acteurs. J’allais ouvrir avec la mort d’un comédien sur scène, dans l’acte IV du Roi Lear. C’est une anecdote qu’on m’a déjà racontée et que je trouve fascinante. Je désirais également parler de notre monde contemporain, des technologies présentes dans tous les aspects de notre vie. Il me semblait que la meilleure façon de traiter cela était de raconter ce qui nous arriverait si elles disparaissaient.

Le roman est ambitieux, complexe dans sa chronologie et sa structure. Qu’en saviez-vous quand vous avez commencé à l’écrire ?

Très peu. Mais il était clair dès le début que je ne voulais pas écrire un roman d’horreur post-apocalyptique, ç’a été fait et bien fait. Pas question de refaire The Road de Cormac McCarthy, que j’ai par ailleurs adoré. Je désirais traiter non pas de la survie, mais de l’émergence d’une nouvelle culture. Ces mots que j’avais entendus en 1999 dans Star Trek – Voyager me sont revenus à l’esprit. « Parce que survivre ne suffit pas. » C’est une phrase que je trouve élégante.

Vous rendez ainsi un hommage magnifique aux arts. La musique, le théâtre, et même la bande dessinée… puisque Station Eleven est le titre d’une série de comics créée, avant l’apocalypse, par l’un de vos personnages.

Je voulais que certains objets et certaines œuvres survivent à la fin du monde et inspirent, à leur manière, certains survivants. Shakespeare s’est imposé parce qu’il me semblait que dans un scénario post-apocalyptique, les gens voudraient retrouver ce qu’il y avait de meilleur dans leur monde perdu. Je suis d’avis, de façon totalement subjective, que c’est Shakespeare. En plus, il y a des parallèles naturels entre le monde que j’ai imaginé et le sien : dans l’Angleterre élisabéthaine, le théâtre était pratiqué par de petites compagnies itinérantes ; de plus, la population de ce temps-là était hantée par le souvenir d’épidémies mortelles. Le seul fils de Shakespeare a probablement succombé à l’une d’entre elles.

Et d’où vient la part de culture populaire dans votre livre ? Star Trek, la bande dessinée ?

Je ne suis pas une « trekkie », mais, enfant, j’ai beaucoup aimé Star Trek et j’en ai beaucoup vu à la télévision. La bande dessinée est aussi une forme d’art que j’apprécie. En plus, l’un de mes personnages est une artiste qui, avant l’épidémie, a dû occuper un emploi administratif ennuyeux – oui, un peu comme moi –, mais qui demeure une artiste. Il fallait qu’elle puisse créer sur le coin de son bureau. La bande dessinée était une option naturelle. Mon inspiration a été l’un des volumes de la série « The Sandman » de Neil Gaiman, Brief Lives. C’est en fait le premier comic book que j’ai lu.

Tous ces éléments mis ensemble, vous avez accouché d’un roman inclassable, un hybride en genres…

Parler de genres est, à mon sens, un terrain glissant et très subjectif. J’ai été surprise quand mon premier livre a été qualifié de « noir ». J’ai compris qu’en réalité, le genre est une étiquette appliquée aux livres à des fins de marketing. J’écris ce que je pense être de la fiction littéraire. À l’intérieur de cela, je crée l’intrigue et les personnages le plus solides possible. Et je me plais à croire qu’un livre peut appartenir à plusieurs genres. Je me suis toujours donné la permission d’aller dans toutes les directions, tout en soignant le style. Dans Station Eleven, j’ai poussé cela plus loin parce que je sentais que cet univers-là permettait l’ampleur et l’ambition.

Les romans à succès, c’est une… véritable épidémie aujourd’hui, ont une ou des suites. Ce pourrait être le cas pour Station Eleven ?

Non.

Encore une fois, Emily St. John Mandel donne la bonne réponse.

Station Eleven

Emily St. John Mandel

(Traduit par Gérard de Chergé)

Alto, 426 pages

En librairie mardi

Quatre étoiles

Prix Eva-le-Grand

Spirale dévoile ses finalistes

Le magazine culturel Spirale a dévoilé cette semaine les finalistes du prix Eva-Le-Grand, remis depuis 1995 à un essai ou un recueil portant sur les arts, les lettres ou les sciences humaines. Les trois livres finalistes sont Médiocratie d’Alain Deneault (Lux), La Main gauche de Jean-Pierre Léaud d’André Habib (Boréal) et Confessions d’un cassé de Pierre Lefebvre (Boréal). Le nom du gagnant, qui recevra une œuvre d’art d’un artiste québécois, sera dévoilé en octobre. — Josée Lapointe, La Presse

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