Chronique 

La difficile décision

J’aimerais soumettre à votre conscience et à votre bon jugement un sujet difficile. Un être cher, votre enfant, votre père ou votre sœur, se retrouve dans un état de mort cérébrale. On découvre que cette personne a consenti en bonne et due forme à un don d’organes. L’équipe de l’hôpital vous demande si elle peut procéder.

Dites-moi, allez-vous permettre ou empêcher cette intervention ?

Je vous pose cette question, car il arrive régulièrement qu’au Québec, des proches d’un donneur s’opposent à sa décision. Ils le font malgré sa volonté, malgré ce que dit la loi. Dans un tel cas, Transplant Québec (selon son protocole) recommande aux médecins de respecter la volonté de la famille.

« Si la famille refuse en faisant un choix libre et éclairé, il est primordial de respecter [sa] décision et de maintenir le patient jusqu’à la fin », dit le protocole de Transplant Québec qui s’adresse au personnel hospitalier.

Dans la Foire aux questions destinée au public, l’organisme répond à l’interrogation suivante : « Si j’ai signifié mon consentement sur ma carte d’assurance maladie et qu’à mon décès ma famille s’y oppose : que se passe-t-il ? » Transplant Québec répond : « Conformément au Code civil du Québec, la famille doit respecter le choix du défunt », avant d’ajouter que « dans la pratique, les médecins prennent en considération les volontés de la famille car celle-ci pourrait faire valoir un récent changement dans les dernières volontés ».

Bref, il existe un flou entre ce que prône le Code civil et ce que permet l’organisme chargé d’assurer la coordination du don d’organes au Québec. Ce flou a fait tomber à la renverse Marie-Annik Grégoire, professeure de droit civil à l’Université de Montréal. Dans une lettre publiée dans Le Devoir, en octobre dernier, la professeure qualifiait cette pratique d’« illégale ».

Tout en s’inquiétant du nombre de vies qui n’ont sans doute pas pu être sauvées en raison du non-respect de la loi, la juriste se demandait si l’on peut « imaginer un notaire exprimant un malaise et disant qu’il ne veut pas respecter les dernières volontés inscrites dans le testament quant au partage des biens d’une personne décédée ».

Louis Beaulieu, directeur général de Transplant Québec, plaide la très grande complexité qui entoure le don d’organes. « Les familles vivent une crise. Il faut tenir compte de cela. C’est ce qui complique la situation. » 

« Je ne connais pas un médecin qui accepterait un prélèvement d’organes sur un donneur si la famille s’y opposait. »

— Louis Beaulieu, directeur général de Transplant Québec

Ce point de vue est partagé par l’avocat Patrick Martin-Ménard, spécialisé en droit de la santé. « L’aspect humain est très important. Il faut se préoccuper du bien-être psychologique de la famille. »

Même son de cloche du côté du Collège des médecins, où on n’a pas de « position officielle concernant le don d’organes », mais où on insiste sur l’« accompagnement » qui doit être fait en ce sens.

Parmi les 540 (sur 755) propositions de dons d’organes qui ont été refusées en 2018, 30 % d’entre elles étaient liées à des maladies, 21 % à l’état neurologique des donneurs potentiels et 37 % au refus des familles. Transplant Québec n’est toutefois pas en mesure de dire combien d’oppositions familiales touchaient des donneurs consentants et combien des donneurs non consentants. Chose certaine, les refus englobent les deux catégories.

Les motifs invoqués par les familles sont divers. Certains sont liés à des croyances religieuses. Dans d’autres cas, les membres de la famille ne veulent pas vivre avec des images difficiles en tête. Parfois, la faute incombe au personnel, qui aborde la chose de manière brutale avec l’entourage.

Pour le DPierre Marsolais, spécialiste du don d’organes au Québec et fondateur de la Mission du DMarsolais, le temps d’attente que l’on fait subir aux membres de la famille les force parfois à s’opposer à cette intervention complexe, si noble et généreuse qu’elle puisse être. « Ce n’est pas normal qu’un pays comme la France arrive à agir en moins de 24 heures et qu’ici on doive composer avec des délais de 36, 48 ou même 55 heures », dit-il en pointant du doigt le manque de ressources financières.

Ce temps d’attente est un véritable supplice pour les familles dont le deuil de l’être cher est en suspens. Cela a pour effet de les décourager. C’est pourquoi certaines cellules familiales n’hésitent pas à contrecarrer la décision d’un donneur qui a pourtant signé les registres de consentement.

Dans son combat pour une meilleure reconnaissance du don d’organes, Pierre Marsolais martèle que le gouvernement doit accorder plus de moyens à la structure qui assure le bon fonctionnement de cette pratique. « Il est temps que l’on comprenne que la transplantation est une économie, dit-il. Ça coûte 100 000 $ par année pour pratiquer des dialyses sur quelqu’un. Un donneur qui donne ses deux reins fera économiser environ deux millions de dollars. »

L’an dernier, 805 personnes étaient en attente de transplantation au Québec. Parmi celles-ci, 497 ont pu recevoir un ou des organes. Comme des conditions particulières doivent être réunies pour qu’une personne puisse devenir donneur, seulement 1,4 % des personnes qui meurent à l’hôpital sont susceptibles de pouvoir offrir leurs organes.

C’est peu. Très peu. 

Comment, avec une telle statistique, peut-on empêcher la volonté d’un donneur de se réaliser ? Je vous soumets donc de nouveau la question. Qui devrait-on écouter : la loi ou la famille ?

Le don d’organes fait partie de ces sujets qu’on préfère glisser sous le tapis. Un jour, son amoureux ou son amoureuse aborde la question de l’acharnement thérapeutique, du don d’organes ou du testament. On se bouche les deux oreilles, on fait la-la-la et on propose d’ouvrir une bouteille de rosé.

Toutes les personnes interviewées pour cette chronique m’ont dit à quel point les familles confrontées à cette difficile décision étaient la plupart du temps très mal outillées. La communication est la clé de tout cela. C’est leur conseil.

Pour ce qui est du rosé, servez-le toujours après cette nécessaire discussion. Ça, c’est mon conseil.

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