LANGUE INUITE

Casse-tête linguistique chez les Inuits

« Je suis inquiet. Est-ce qu’on va encore nous enlever une partie de notre identité ? »

Joint au Nunavut, Joe Karetak ne cache pas ses craintes. Le système d’écriture inuit pourrait être uniformisé sous peu et cet intervenant culturel a peur que ces changements ne signent l’arrêt de mort du syllabique, ce fameux alphabet en forme de pictogrammes, qu’on associe étroitement au Grand Nord.

Il faut savoir qu’au Canada, il y a plus d’une façon de parler inuit. L’inuktitut, langue parlée par environ 34 000 personnes, compte à lui seul une demi-douzaine de dialectes distincts. Quant à l’inuktun, l’autre grand groupe linguistique, il regroupe quatre dialectes minoritaires (2000 locuteurs).

C’est encore plus compliqué quand vient le temps d’écrire la langue, puisque certaines régions utilisent l’alphabet latin (ABCD), alors que d’autres emploient l’alphabet syllabique, hérité des multiples vagues de missionnaires qui ont investi l’Arctique canadien à des époques différentes.

Au Nunavik, par exemple, « merci » s’écrit « nakurmiik » ou « ᓇᑯᕐᒦᒃ », alors qu’au Nunavut, c’est « qujannamik » ou « ᖁᔭᓐᓇᒥᒃ ». Dans les Territoires du Nord-Ouest, ce serait plutôt « quyianaq », ou encore « quiyanainni », tandis qu’au Labrador, c’est tout simplement « nakummek ».

En d’autres mots, ne demandez pas à un Inuk du Yukon de lire un texte en syllabique du Nunavik. Il n’y comprendrait pas grand-chose.

DÉFIS À L’HORIZON

Il fallait bien que quelqu’un, quelque part, tente de résoudre ce casse-tête linguistique. Et c’est exactement ce que souhaite faire le groupe de recherche Atausiq Inuktut Titirausiq, qui étudie actuellement la possibilité de standardiser ce système d’écriture pour le moins hétéroclite. La langue parlée resterait intacte selon les régions, mais il n’y aurait plus qu’une seule façon d’écrire « merci », et ce serait en alphabet latin.

Chapeauté par l’Association des Inuits du Canada (Inuit Tapiriit Kanatami, ou ITK), le groupe s’est donné jusqu’en septembre pour consulter – et surtout convaincre – les populations locales du bien-fondé de sa démarche. Un rapport sera remis aux différents gouvernements inuits (Inuvialuit, Nunavut, Nunavik et Nunatsiavut) qui choisiront d’en appliquer – ou non – les recommandations.

La tâche s’annonce ardue. Mais pour la porte-parole du groupe, Jeela Palluq-Cloutier, il ne fait aucun doute que les impacts à long terme seront positifs.

« Avec tous ces systèmes d’écriture différents, c’est difficile d’écrire ou de publier des livres pour tous les Inuits. »

— Jeela Palluq-Cloutier, porte-parole du groupe de recherche Atausiq Inuktut Titirausiq

« Avec un système unifié, les ressources seront plus facilement accessibles et l’enseignement de notre langue sera amélioré, de la garderie jusqu’au collège, explique Mme Palluq-Cloutier. Pour finir, cela nous permettrait de revitaliser la langue dans des régions où elle est en déclin. Il y a des endroits au pays où à peine 20 % des gens parlent la langue. »

Ce n’est pas la première fois qu’on s’attaque au système d’écriture inuit. Des tentatives pour l’uniformiser ont été faites en 1962, en 1976 et en 1988. Malgré quelques avancées, les initiatives se sont heurtées à un mur de résistance culturelle et politique. Toutes les régions ne voyaient pas la chose du même œil, et peu semblaient enclines aux compromis.

Rien ne dit que ce sera plus facile en 2016. Car déjà, bien des obstacles se profilent à l’horizon.

Standardiser signifie forcément qu’un dialecte l’emportera sur d’autres. Écrira-t-on « merci » en inuktitut aivilik ou en celui de Baffin Nord ? Adoptera-t-on la graphie du Labrador ou celle du Nunavik ?

Selon Louis-Jacques Dorais, professeur émérite d’anthropologie à l’Université Laval, cela risque déjà de poser problème.

« Ça va être difficile, lance ce spécialiste de la culture et de la langue inuites. Les Inuits sont très jaloux de leur identité régionale. Certains risquent d’y voir une manière d’imposer, à travers l’écriture, une façon de parler, un dialecte qui n’est pas le leur. Je crois qu’on va se heurter à de la résistance. »

ᑕᒡᕙᐅᕗᓯ ᖃᓂᐅᔮᖅᐸᐃᑦ ? (ADIEU, SYLLABIQUE ?)

L’autre gros enjeu est l’avenir de l’alphabet syllabique, qui n’est utilisé qu’au Nunavut et au Nunavik.

Les chercheurs d’Atausiq Inuktut Titirausiq en conviennent : l’unification du système d’écriture passerait sans doute par l’élimination de ces symboles uniques, créés sur mesure pour les Inuits au XIXe siècle.

Mais cette démarche ne fait pas l’unanimité, et certains se disent prêts à monter au créneau.

C’est le cas de la traductrice Leetia Janes, qui y voit un problème tant culturel que structurel.

« Le syllabique est la seule écriture qui traduise nos sons. Si nous passons à l’alphabet latin, nous allons perdre ces sons, ces mots et ces phrases qui sont connectés à notre âme. »

— Leetia Janes, traductrice

« Avec la disparition du syllabique, les mots deviendront extrêmement longs à écrire et les Inuits se désintéresseront de l’inuktitut… », ajoute Mme Janes.

Joe Karetak est du même avis. « Ce système d’écriture correspond à ce que nous sommes comme peuple. Sa disparition nous donnerait un coup énorme. Je comprends d’un point de vue administratif. Mais le prix à payer est plus grand que ce qui sera accompli. »

SCEPTICISME ET CONFIANCE

Louis-Jacques Dorais croit qu’il est encore trop tôt pour entamer une réforme linguistique.

La démarche lui semble justifiée. Mais le fait que cette initiative émane des institutions et des milieux scolarisés ne fera, selon lui, qu’exacerber la méfiance générale et ralentir le processus.

« Je suis sceptique, dans la mesure où quand la planification vient du haut, on n’est jamais sûr que ça va marcher. Les gens ne vont peut-être pas aller manifester en public, mais ils vont tout simplement continuer à utiliser le syllabique comme avant. »

Prêchant pour sa paroisse, Jeela Palluq-Cloutier se veut plus rassurante. Plus d’une fois en entrevue, elle répète que les changements n’auraient pas lieu du jour au lendemain et qu’ils seraient implantés de façon graduelle dans les écoles, à partir de la garderie.

« Ce serait dommage que certaines régions rejettent notre rapport pour préserver le statu quo, conclut Mme Palluq-Cloutier. Mais cette question a été longuement débattue et nous avons bon espoir que nos recommandations seront adoptées […] Mais c’est un long processus. Tout cela pourrait prendre du temps. Je ne crois pas que l’alphabet syllabique disparaîtra de sitôt. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.