Il faut lever l’état d’urgence

En Europe, c’est reparti pour un tour. Au moment où le Québec assouplit ses règles, les vieux pays se reconfinent. Lundi, le jour même où on a pu recommencer à pousser la chansonnette au karaoké, la police autrichienne commençait, elle, à contrôler les passants. Et à mettre à l’amende les non-vaccinés qui s’aventuraient dans les rues.

Un homme a laissé un message dans la boîte vocale de La Presse. Furieux. Enragé, même, parce qu’on avait osé publier un article sur ce qui se passe en Autriche. Au bout du fil, il pestait et sacrait contre les journalistes, vils agents de la propagande de peur orchestrée par le pouvoir…

L’habituelle litanie complotiste, quoi. On a écouté l’homme débiter sa rage avec un brin de lassitude, avant de passer à un autre appel. On s’y est habitué, à la longue.

Il le faut bien : les experts disent que ça ne finira jamais. Qu’il faudra apprendre à vivre avec la COVID-19. On ne pourra pas éradiquer le virus ; seulement le contrôler du mieux qu’on peut. Et tenter de s’habituer à cette nouvelle normalité.

Mais il y a bien une chose à laquelle le gouvernement a le pouvoir de mettre fin dès à présent pour que le Québec retrouve une vie démocratique plus normale : l’état d’urgence sanitaire.

Le décret a été proclamé le 13 mars 2020. Depuis, le gouvernement de François Legault le renouvelle tous les dix jours. Ça lui permet d’imposer des mesures – le couvre-feu, le port du masque, le passeport vaccinal – sans demander l’avis de l’Assemblée nationale. Ça lui permet aussi d’accorder des contrats de gré à gré, sans appels d’offres.

Au début de la crise, c’était compréhensible. Le gouvernement devait procéder dans l’urgence. La maison était en feu, ce n’était pas le temps des débats au Salon bleu. Il fallait éteindre l’incendie – et se donner les moyens pour le faire. Tout le monde comprenait ça, même les oppositions.

Mais après 20 mois de ce régime exceptionnel, le gouvernement y a manifestement pris goût. Gouverner par décrets, c’est tellement plus simple. Tellement plus facile. Tellement moins transparent. Il est temps d’y mettre un terme.

Il faut lever l’état d’urgence.

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Ça fait des mois que Louis-Philippe Lampron le dit.

Chaque fois, avant d’aborder le sujet, ce professeur de droit à l’Université Laval prend quelques précautions. Il souligne d’abord qu’il est doublement vacciné. Il ajoute qu’il ne croit pas que le Québec est une dictature ni que François Legault est un tyran. Il ne croit pas non plus à la puce 5G dans le vaccin ni au moindre petit complot pédosatanique…

Bref, Louis-Philippe Lampron n’a rien d’un conspirationniste. C’est un spécialiste des droits et libertés. Et comme d’autres juristes, il estime que le gouvernement ne respecte pas l’esprit de la Loi sur la santé publique en renouvelant l’état d’urgence tous les dix jours – et en refusant d’en débattre. « Il est pourtant fondamental de faire ce débat », dit-il.

Le problème, c’est que les complotistes invoquent leurs droits et libertés à toutes les sauces, depuis le début de la pandémie. Ils en pleurent la perte de manière tellement exagérée, tellement ridicule, qu’il est devenu presque suspect de vouloir défendre ces droits et libertés… pour vrai.

D’où les précautions du prof Lampron.

« Les complotistes disent n’importe quoi sur les réseaux sociaux, s’exaspère-t-il. Cela crée de l’usure. » Usure dans les médias et dans la population. Ça devient lassant, ce discours apocalyptique. On n’écoute plus. On ne veut plus rien entendre. Et puis, tout le monde est à peu près d’accord avec les mesures sanitaires imposées par le gouvernement. « Ça explique pourquoi les oppositions ont longtemps hésité » avant de réclamer la fin de l’état d’urgence sanitaire, estime M. Lampron.

Personne n’a envie de se faire traiter de complotiste – encore moins d’être accusé, en plein bourbier sanitaire, de mettre des bâtons dans les roues du gouvernement, qui trime pour nous sortir de là.

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Tout ça, le gouvernement Legault l’a trop bien compris. Il n’hésite pas à jouer cette carte pour balayer les critiques, même légitimes, du revers de la main.

En avril, déjà, la cheffe libérale Dominique Anglade avait fait appel au « sens de l’État » du premier ministre en lui demandant de consulter les parlementaires au moment de renouveler l’état d’urgence. François Legault avait alors qualifié cette idée d’ésotérique, accusant Mme Anglade de chercher des problèmes là où il n’y en avait pas.

Quand le député libéral Marc Tanguay est revenu à la charge, la semaine dernière à l’Assemblée nationale, il s’est carrément fait traiter de « complotiste » par le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette.

« Je vois bien l’intérêt politique de ridiculiser l’opposition, dit M. Lampron. Mais traiter cette opposition de complotiste parce qu’elle remet en cause le fait que le gouvernement s’arroge depuis trop longtemps des pouvoirs exceptionnels, non seulement c’est fort de café, mais c’est très inquiétant pour la suite des choses. »

Les contre-pouvoirs et les redditions de comptes sont essentiels au bon fonctionnement d’une démocratie. Peut-on faire ce simple constat sans être accusé de verser dans le conspirationnisme ?

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À l’Assemblée nationale, Simon Jolin-Barrette a laissé entendre que, sans état d’urgence sanitaire, « on ne pourrait pas donner les soins qui sont requis et nécessaires dans nos hôpitaux ».

Louis-Philippe Lampron n’y croit pas. « Il est faux de dire que sans le maintien de l’état d’urgence, on perdra toutes les mesures dont on a besoin » pour lutter contre la pandémie, estime-t-il.

On n’est plus dans l’urgence des premiers mois. Le gouvernement a le temps de voir venir. Il pourrait très bien maintenir les consignes sanitaires, ou en imposer de nouvelles, avec l’appui de l’Assemblée nationale.

En juin, l’Ontario et la Colombie-Britannique ont levé leur état d’urgence. Aux dernières nouvelles, le coronavirus n’avait pourtant pas été terrassé dans ces deux provinces…

Le Québec, pour sa part, a promis de lever l’état d’urgence quelque part au début de 2022, après la campagne de vaccination des enfants de 5 à 11 ans. Mais il a déjà trop tardé, insiste Louis-Philippe Lampron.

« Sortir de l’urgence sanitaire, ça correspond démocratiquement à ouvrir les fenêtres et à sortir de l’opacité du bureau du premier ministre. »

Après 20 mois, la démocratie québécoise a besoin d’air.

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