Critique

La recette du désastre

Un lien familial
Nadine Bismuth
Boréal
318 pages
Quatre étoiles

EXTRAIT

« Si Mathieu n’avait pas oublié cet emballage de condoms dans son sac de gym, j’aurais probablement entretenu quelques doutes au fil du temps, mais comme tant d’autres femmes, j’aurais balayé mon intuition sous le tapis du quotidien et continué de marcher dessus en me tenant bien droite, presque convaincue de la perfection de toutes choses. À bien y réfléchir, peut-être est-ce cela, vieillir : se rendre compte que rien n’est idéal, ravaler ses caprices et ses attentes, oublier ses besoins au profit de ceux des autres. »

Avec les bons écrivains, on ne sent jamais le travail. Tout coule de source sans qu’on devine l’effort derrière. 

Il n’y a qu’un seul moment dans le roman de Nadine Bismuth où l’on sourcille, quand Guillaume soupe en tête à tête au restaurant Madame Bovary de Boucherville – un clin d’œil qu’on trouve peu subtil aux trois quarts du roman, jusqu’à ce que l’on découvre que ce restaurant existe pour vrai…

C’est ce souci maniaque du détail-qui-tue qu’on trouve à chaque page, dans une écriture faussement sage, qui fait la force de Bismuth. On pensait tomber dans un roman facile et comique pour finalement découvrir qu’on est complètement manipulé (et obsédé de savoir comment tout ça va finir), et bizarrement hanté une fois la dernière page tournée, à se repasser le fil de ces petits événements ordinaires qui ont mené à un dénouement peu glorieux. On aurait dû s’en douter, c’est du Bismuth. Mais son dernier livre remonte à presque 10 ans…

Car ça commence raide, par le courriel de l’amante, Sophie, qui fixe Noël comme date ultimatum pour que Mathieu laisse sa conjointe Magalie qui, elle, pendant ce temps, passe un test de maladie transmissible sexuellement parce qu’elle l’a trompé avec son collègue Olivier sans utiliser de capote.

Le bovarysme ici, et c’est original, est plus du côté de Guillaume, un policier divorcé qui va en pincer pour Magalie, designer de cuisines, la fille de la nouvelle blonde de son père. On est chez ces professionnels vaguement branchés qui tentent de tenir le coup après avoir ramé pour obtenir ce qu’ils sont sur le point de perdre (famille, maison, carrière). Ces deux-là se rencontrent parce que leurs parents respectifs ont eu un coup de foudre de boomers, mais ils n’en sont pas au même point dans la vie. 

C’est le gars qui est prêt à s’engager (et à payer une fortune pour que Magalie rénove sa cuisine), tandis qu’elle est dépassée par l’implosion de son couple qu’elle refuse de voir. Magalie sait que Mathieu la trompe avec Sophie, mais tente de se faire une raison, en fermant les yeux, en lui trouvant des excuses – « c’est dans les gènes des hommes » – et en le trompant en retour, car une colère sourde la travaille quand même. 

Bref, c’est la recette du désastre, car plus elle évite de le confronter, plus elle s’enfonce en prenant des décisions douteuses. « Mieux vaut être cocue que morte », se dit-elle, misérablement, en pensant à la disparition d’Annabelle Juneau – c’est la petite intrigue policière qui se passe en arrière-fond de la vie de ces personnages en crise et qui aura un impact très étonnant (et savoureux) à la fin, quand l’écrivaine réussit à attacher tous les fils de son intrigue.

Un portrait impitoyable

Hypocrisie, mensonges, déni, espionnage des autres, superficialité, jalousie, vengeance, ce qui anime chacun n’a rien de très noble, mais c’est ce qui les rend terriblement humains – donc irrésistibles.

Bismuth nous gâte beaucoup en faisant de nous des voyeurs, l’histoire étant racontée en alternance des points de vue de Magalie et de Guillaume, qui évoluent en parallèle sans jamais savoir ce que l’autre vit ou pense. Ajoutons à cela une description fine et acide des lubies du moment en décoration, en cuisine, en éducation des enfants, en placements immobiliers, bref en tout ce qu’il y a d’aliénant comme « tendances », et on se retrouve avec un portrait impitoyable, mais juste et parfois même touchant, de notre époque, avec ce qu’il faut d’humour pour faire passer une pilule amère.

Le talent romanesque de Bismuth a tourné comme un bon vin – pastille de goût très corsé, disons –, et on lit ce roman comme on siffle une excellente bouteille, déçus d’en boire la dernière goutte. Le genre de livre qui, oui, suscitera beaucoup de discussions, peut-être même des chicanes, dans vos prochaines soirées entre couples.

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