Chronique

Tu seras aimée

Le jeune ado de 12 ou 13 ans était tombé en bas de sa chaise. Littéralement. Ce n’était pas l’œuvre d’un déséquilibre sur deux pattes de chaise bancales, mais bien un sketch pour illustrer la surprise, pour montrer que ça dépasse l’entendement. Il venait de me demander si j’avais une blonde, et j’avais choisi l’honnêteté : « Non, un chum. »

Ça, c’était il y a près de 10 ans. Depuis, le temps a fait son œuvre. Présents en classe plus que jamais, les intervenants bénévoles du GRIS (Groupe de recherche et d’intervention sociale) parviennent à démystifier l’homosexualité et la bisexualité par la force de leur témoignage, et participent à changer les mentalités tranquillement pas vite. Des mentalités qui bougent enfin jusqu’à Hollywood ; au début du mois, les studios Marvel annonçaient qu’ils voulaient embaucher un acteur ouvertement gai pour camper leur premier superhéros homosexuel, dans la mouvance inclusive où le superhéros peut être une superhéroïne (jouée par la sensationnelle Brie Larson).

En 2019, j’ose croire que personne ne tombe en bas de sa chaise pour une révélation aussi futile qu’avoir un chum plutôt qu’une blonde.

Tout récemment, par contre, c’est moi qui ai reçu une révélation. J’étais en pleine classe de 6e année pour présenter Le dernier qui sort éteint la lumière, un roman qui met en lumière une famille homoparentale, façonnée de tendresse et d’ironie. Une famille ordinaire, quoi. Dans le livre, les deux papas amoureux racontent leur histoire d’amour à leurs jumeaux de bientôt 13 ans – j’étais mû par cette quantité d’ados qui connaissent le coup de foudre de vedettes fulgurantes de téléréalités, mais pas celui de leurs propres parents !

Je leur parlais donc du flamboyant Julien, qui ne se voit pas vivre sans avoir d’enfants, et de son amoureux plus discret, Édouard, qui par amour pour lui déroge de ses plans en se concoctant une famille. Projet complexe, s’il en est, mais qui illumine la vie des deux jeunes papas remplis par la ferveur de la transmission.

« Et vous, monsieur Boulerice, avez-vous une femme et des enfants ? a demandé un garçon à la première rangée.

— J’ai un chum, mais pas d’enfants. »

Personne n’est tombé en bas de sa chaise. Qu’un public d’enfants qui hochaient la tête dans le sens de l’entendement, de la bienveillance : d’accord, je vois.

« Et vous voulez pas d’enfants ? », a-t-il insisté.

J’ai exposé alors que longtemps, j’en ai voulu. Pour paraphraser Michel Tournier, j’attendais cette grouillante progéniture pour illuminer et saccager ma vie. Mais mes projets ont été court-circuités pour diverses raisons, et ma vie – néanmoins effervescente – est demeurée intacte.

« Vous savez, on écrit aussi pour se fantasmer une vie. Le dernier qui sort éteint la lumière, c’est la vie de famille homoparentale que je n’ai pas. L’avoir écrit, je pense que ça répare quelque chose. Ou ça comble quelque chose. »

Et j’ai eu l’impression que les enfants comprenaient. Non, en fait, j’en suis convaincu. C’est le pouvoir de l’imaginaire, et ils connaissent ça intimement. J’ai peut-être justement cité une phrase que j’aime de Christophe Honoré : « Le seul héritage qui vaille est celui de notre imaginaire. »

Je leur ai peut-être aussi parlé de ma participation à des lectures d’albums pour les enfants de familles homoparentales au Musée des beaux-arts, survenue une semaine plus tôt – un événement organisé par la Coalition des familles LGBT. Avec la fabuleuse drag Barbada, nous avions lu des albums qui embrassaient l’inclusion et la diversité. Je me souviens : un garçon absolument charmant, s’étant coupé lui-même les cheveux (!), était venu vers nous – certainement davantage attiré par la chevelure et la robe bleues de Barbada que par mon kangourou de la même couleur. J’ai en mémoire un dialogue aussi surréel que touchant.

Moi — Tu t’appelles comment ?

Garçon — Cameron.

Barbada — Et as-tu un copain ou une copine avec toi, Cameron ?

Garçon — Oui, Jérémy, juste là.

Barbada — Vous êtes amis depuis longtemps ?

Garçon — Au moins huit ans !

Moi, trouvant que Cameron semblait bien jeune — Ah, et tu as quel âge ?

Garçon — Quatre ans, comme Jérémy.

Moi — Ah, c’est que votre amitié additionne vos âges ?

Garçon, dubitatif — C’est ça.

Je m’étais dit que dans ce quiproquo, il y avait une grande sagesse. L’amitié autant que l’amour est « un plus », alors ça s’additionne, forcément. Mon amoureux et moi avons plus de 75 ans. Ensemble. Cuuuuute.

Mais revenons à ma conférence scolaire. La cloche a sonné. Ma présentation était terminée. J’ai remis mes livres dans mon sac, j’ai enfilé mon manteau d’hiver qui s’étire (l’hiver, pas le manteau) et j’ai suivi l’enseignante qui se proposait de me montrer la sortie – à mes yeux, tant d’écoles constituent des labyrinthes, et je crois que c’est écrit dans mon front : « Je me perds partout ».

J’ai dû faire cinq pas à peine avant qu’une fille vienne à ma suite. « Monsieur Boulerice, je peux vous parler ?… En privé ? », a-t-elle précisé, en regardant sa prof, surprise, reculant pour nous donner une intimité de corridor – est-ce que ça existe, seulement ?

« J’ai quelque chose de personnel à vous dire.

— Je t’écoute.

— Je l’ai dit ni à mes parents ni à mes amis. À personne.

— D’accord, ai-je dit, tentant de me donner une contenance sobre, digne d’un adulte, alors que j’étais infiniment intrigué.

— J’aime les filles. »

Elle m’a dit ça toute vibrante, comme deux pattes de chaise en équilibre précaire, pouvant partir à tout moment d’un bord ou de l’autre. Elle me tendait la main, donc.

Instantanément, j’ai eu les yeux pleins d’eau et la corde vocale flageolante. Je ne savais pas quoi répondre à un tel aveu – je n’ai pas tout à fait les mêmes outils que les intervenants du GRIS, rompus à l’exercice de la confession. Je ne tombais pas en bas de chaise, non, mais mon cœur s’était déplacé, tant mon empathie me faisait trembler. J’avais juste envie de la prendre dans mes bras, cette petite, pour neutraliser son vertige. Je me transposais dans le rôle de la prof : pourquoi cet auteur invité à l’école prend-il mon élève dans ses bras ?

J’ai dit les premiers mots qui me sont venus aux lèvres.

« Tu seras aimée. »

C’est tout. J’ai sans doute ajouté des adverbes pour qu’elle comprenne bien le message – j’exagère tout le temps sur les adverbes. J’en mets ; c’est jamais de l’onguent. Tu seras TELLEMENT aimée…

J’ai la certitude qu’elle m’a compris. Elle a saisi tout l’amour qui l’attendait, que sa révélation ne changerait rien à la bonne marche des choses : tous ont le droit d’être aimés, et tous le seront.

Elle a aussi saisi que c’était Simon, tout juste 37 ans, qui disait au petit Simon, 12 ans, qu’il serait aimé. Il disait au plus jeune : regarde comme je suis heureux. Regarde comme tu seras aimé.

Enfant, aucun bénévole du GRIS n’est venu offrir de témoignage dans ma classe. J’aurais voulu écouter, puis éventuellement parler, m’ouvrir à quelqu’un. Je ne connaissais pas Gai écoute. L’année passée, cet organisme (d’écoute, justement) a fait peau neuve et est devenu Interligne. Son mandat demeure le même, mais a gagné en rayonnement : c’est un centre d’aide et de renseignements à l’intention des personnes concernées par la diversité sexuelle et la pluralité des genres. Avec les actrices Sophie Paradis et Gabrielle Boulianne-Tremblay, ainsi que l’animateur Nicolas Ouellet, j’agis depuis à titre de co-porte-parole d’Interligne, convaincu de m’affilier à quelque chose d’essentiel.

À tous ceux pris de vertige sur deux pattes de chaise en équilibre précaire – et ils sont nombreux, car je n’en connais pas, moi, des superhéros, qu’ils soient hétéros ou non –, à chaque heure du jour ou de la nuit, il y a quelqu’un au bout du fil. Quelqu’un pour, entre autres choses, te confirmer que tu seras aimé.

Interligne

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