Opinion : F-35

Un avion inadapté pour le Canada

Dans La Presse+ du 16 juillet – « Le F-35, ce mal-aimé » –, l’éminent ex-diplomate et économiste Ferry de Kerckhove s’extasie devant l’impressionnante précision avec laquelle la sonde Juno est parvenue à se mettre en orbite autour de Jupiter, en faisant un parallèle avec le F-35A, mis au point par le même consortium, Lockheed Martin.

Est-il besoin de signaler que cette comparaison est boiteuse ? Lockheed Martin résulte de la fusion de Lockheed Corporation, concepteur d’avions, et de Martin Marieta, spécialisé en fusées et satellites. Ce conglomérat compte plus de 125 000 employés, combien d’entre eux ont travaillé à la fois sur la sonde Juno et sur le F-35A ?

Loin de moi l’idée de dénigrer les avions de Lockheed, dont le F-35A. Il se pourrait même qu’il se révèle un bon appareil, une fois qu’il aura fait ses preuves.

Cela dit, ce n’est pas que le F-35A soit mal-aimé, c’est peut-être simplement qu’il est inadapté.

L’auteur prétend s’attaquer à quatre mythes qui feraient du F-35A un mauvais choix pour les besoins du Canada. Il débute avec celui du débat concernant le nombre de moteurs. Et c’est justement sur ce détail que je voudrais revenir, car contrairement aux autres points soulevés, il n’y a absolument aucun moyen de changer cet état de fait : le F-35A n’a qu’un seul moteur.

Selon lui, la fiabilité des moteurs récents rendrait caduque la présence d’un second turbomoteur qui serait capable de permettre de ramener l’avion à sa base en cas de défaillance. Qu’il me soit permis d’en douter, preuves à l’appui.

La US Air Force compile les statistiques de défaillance de ses appareils, notamment les accidents de Classe A, ceux qui résultent en une perte de vie, de graves blessures ou des dommages de plus de 1 million de dollars. 

Plus précisément, on peut trouver les accidents de Classe A dont la cause est une défaillance de la motorisation. Ces données sont présentées sur un site de la US Air Force.*

Dans un premier temps, on peut regarder les statistiques liées au moteur F119-PW-100 qui équipe les F-22, et qui a servi de base au F135-PW-100 du F-35A (ce dernier modèle de moteur ayant accumulé à peine 28 000 heures de vol, et démontrant les ennuis de jeunesse habituels avec un nombre très élevé de défaillances, on ne devrait donc pas s’acharner dessus).

Et que peut-on constater en comparant le F119, par exemple, au F100-PW-220 qui équipe les F-15 de la génération antérieure ? Une différence intéressante : 4,6 accidents provoqués par le moteur par million d’heures de vol pour le F119, et 2,2 pour le F100. Il est vrai que l’on parle d’un nombre faible d’accidents dans le cas du F-22 – seulement deux –, ce qui n’est guère surprenant pour un avion déployé à 187 unités au total. Mais cela démontre tout de même que la fiabilité des moteurs de la génération du F-15 se compare à celle des moteurs plus récents, y compris celui du F-35A.

UNE BASE DE COMPARAISON

Nous avons donc une base valable pour juger du mérite d’une motorisation basée sur une seule ou sur deux turbomachines. À condition de pouvoir comparer exactement les mêmes moteurs, afin d’enlever toute variabilité concernant les techniques d’usinage, les détails de la conception des moteurs, voire les opérations de maintenance. Et il se trouve qu’une version spécifique du F-100 se trouve à équiper à la fois des F-15 bimoteurs et des F-16 monoréactés, le F100-220. Ici il est important de souligner que ce ne sont pas des versions différentes d’un type de moteur ; c’est exactement le même, au point où un mécano pourrait prendre le moteur du F-16 et l’installer dans un F-15, sans aucun autre ajustement.

Et que voit-on ? Environ 10 accidents par million d’heures de vol pour le F-16 monomoteur (9,9), et 2,2 pour le F-15. Quatre fois moins.

Il est pertinent de souligner que ces accidents excluent ceux provoqués par l’ingestion d’objets ou les impacts avec des oiseaux, pour lesquels les biréactés bénéficient encore une fois de la redondance d’un second moteur.

Ce que cette différence signifie pour une flotte de 65 appareils, volant 3 heures par jour, 365 jours par année ? Un écrasement tous les 17 mois, parce qu’une panne de réacteur sur un monomoteur en vol se traduit nécessairement par la perte de l’avion qui ne peut rentrer au bercail.

Sur un horizon de 30 ans, on parle de 20 appareils perdus à cause d’une panne moteur ; le tiers de la flotte.

En contrepartie, seuls les accidents les plus graves à un moteur d’un avion qui en possède deux se traduiront par un écrasement. Un moteur qui se détruit en vol va coûter plus de 1 million à remplacer, et sera donc considéré comme un accident A. Mais le reste de l’avion va généralement pouvoir se traîner jusqu’à sa base. Et être réparé.

UN IMMENSE TERRITOIRE À COUVRIR

M. de Kerckhove s’attarde à donner la liste des pays s’étant engagés à se procurer des F-35A, insistant sur la Norvège, pays pour lequel les conditions climatiques s’approchent des nôtres. La comparaison souffre du fait que, d’une part, la Norvège cherche à remplacer ses F-16, des monomoteurs achetés dans le cadre d’une commande groupée avec la Belgique, le Danemark et les Pays-Bas ; essentiellement à un taux d’un pour un.

La Norvège compte également sept bases aériennes militaires ; statistiquement, un chasseur norvégien est toujours à moins de 250 km d’une base. Le Canada, qui remplace les 138 CF-18 originaux (dont plusieurs sont depuis hors service, cependant), le ferait au rythme d’un nouvel avion pour deux CF-18, on aurait comme intérêt à choisir des avions qui vont durer… et ce territoire 15 fois plus grand ne compte que 8 bases.

Comme on nous l’enseignait à l’université, un avion est un toujours un compromis. Voler loin demande de longues ailes étroites ; être agile, des ailes courtes et trapues. Le F-35A est unique en ce sens qu’il est le résultat d’un compromis qui n’implique même pas ses utilisateurs. Le corps des marines américains demandait un avion capable de se poser verticalement, pour remplacer ses Harrier, ce qui disqualifie une configuration bimoteur. Le F-35A souffre donc d’un choix fait pour accommoder le F-35B, la seule version capable de se poser verticalement sur les étroits ponts des porte-avions des marines américains.

Il est fort possible que Lockheed parvienne à surmonter les problèmes de jeunesse des F-35 ; il est possible qu’il se révèle, au final, un bon avion. Mais la configuration monomoteur en fera toujours un mauvais choix pour le Canada.

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