25E ANNIVERSAIRE DE LA CRISE D’OKA

« J’étais pour les Indiens »

La photo est passée à l’histoire. Elle est devenue l’emblème de la crise d’Oka. Le soldat qui fait stoïquement face au Warrior masqué raconte, 25 ans plus tard, qu’il n’appuyait pas le projet d’agrandissement du terrain de golf.

L’histoire de Patrick Cloutier n’est pas seulement celle d’un face à face historique, c’est avant tout celle d’un face à face avec ses démons. Aujourd’hui vaincus, il a accepté, dans une rare entrevue, de parler du cliché qui a marqué l’imaginaire, mais aussi sa trajectoire.

« Quand la photo a été publiée le 2 septembre 1990, ça m’a fait un petit velours, je gravitais sur un nuage. Mais par la suite, je me suis égaré, raconte-t-il. Je n’en ai jamais voulu à personne, même que je n’étais pas pour l’idée de départ : le golf. J’étais pour les Indiens ! Je passe beaucoup de temps au Nunavut et les Premières Nations, c’est mon peuple préféré. »

Patrick Cloutier est aujourd’hui âgé de 45 ans. Sur son avant-bras, il porte fièrement un tatouage du mot Amundsen en lettres attachées, le nom du navire scientifique sur lequel il travaille comme matelot depuis huit ans. Il est parti hier matin pour une autre mission de plusieurs semaines dans l’Arctique, où il a pu observer les populations locales. 

« C’est un peuple coriace. Même s’ils sont ravitaillés, rendu au milieu de l’hiver, les coops sont vides et ils doivent se débrouiller pour nourrir leur famille dans un climat extrêmement difficile. Ça force le respect », dit-il.

La photo de la journaliste de La Presse Canadienne Shaney Komulainen (voir autre texte) a immortalisé la confrontation immobile de Brad Freddy Kruger Larocque, étudiant ojibwé de Saskatchewan au jeune Patrick Cloutier, qui était à l’époque membre du Royal 22e Régiment.

« Je m’en souviens comme si c’était hier. Une fois face à la troupe de Warriors, j’ai craint pour ma vie seulement durant une fraction de seconde, quand j’ai eu un gun sur la tête et des coups de [crosse de] gun dans le corps. Mais après 30 secondes, je savais que ce serait juste de l’intimidation. Ce n’était même pas une question de technique militaire. J’ai réagi bien calmement, il parlait anglais et moi non. Je ne comprenais pas ce qu’il me disait. Finalement, c’était un "soutenage" d’yeux, je ne me suis jamais senti mal pris », raconte celui qui était âgé de 19 ans à l’époque.

« Quand je suis débarqué, je n’avais aucune intention d’agressivité dans le corps. Ça s’est réglé en face à face, lui et moi. Je suis pas mal sûr que dans ce moment-là, il pensait la même chose que moi… J’étais payé, en uniforme, en kaki. J’étais là pour faire ma job. »

EAUX TROUBLES

De mai à octobre 1993, Patrick Cloutier a été dépêché par l’armée canadienne en Bosnie. Il en est revenu hanté. « Mes chums se sont suicidés à tour de bras en revenant de Bosnie », raconte-t-il.

Après la crise d’Oka, l’armée canadienne a reproduit en peinture la photographie du face à face avec Patrick Cloutier dans ses campagnes de recrutement. « En Bosnie, il y a certains jeunes qui braillaient en me disant qu’ils étaient entrés dans l’armée à cause de moi. »

« D’un autre côté, je me dis qu’il y en a sûrement qui sont entrés à cause de moi et qui ont vécu des belles vies », ajoute-t-il, en soulignant qu’il garde aussi des très bons souvenirs de la camaraderie qui y régnait.

Avant la Bosnie, en 1992, Patrick Cloutier a été arrêté pour possession de cocaïne par la police militaire. Il a finalement été renvoyé de l’armée pour avoir commis un délit de fuite qui a fait des blessés lorsqu’il était en état d’ébriété. À l’âge de 25 ans, il a même joué dans un film porno (il apparaît seulement torse nu) qui caricaturait son fameux affrontement.

« Après avoir été renvoyé de l’armée, j’ai passé huit ans à vivre le night life sur la Grande-Allée à Québec avec mes démons. Je suis tombé dans la consommation. C’est facile d’aller chercher une solution là-dedans. »

Aujourd’hui, il assume la responsabilité de ses erreurs et ne rejette la faute sur personne. « J’étais pas mal responsable de mon malheur », croit celui qui a fait deux cures de désintoxication.

Patrick Cloutier nage aujourd’hui en eaux plus calmes. Depuis neuf ans, il a trouvé la paix intérieure. « Je suis bien dans ma nouvelle vie, je suis heureux, très heureux », dit l’homme qui vit en Gaspésie lorsqu’il n’est pas en mer.

C’est grâce à ses parents s’il est toujours en vie aujourd’hui. « Ils ne m’ont jamais lâché. Jamais, jamais, jamais. Ils m’ont adopté et ils ont fait le travail jusqu’au bout. Ils ont toujours été là pour leur fils. S’il y a une chose que je veux, c’est les remercier. »

Sur l’Amundsen, il a aussi trouvé l’amour. « Tout ce que j’espère, c’est que ma vie continue comme elle est maintenant. »

Et comment se sent-il par rapport à la photo aujourd’hui ? « Terriblement mieux, dit-il. Mais avec le recul, à 45 ans, ce dont je suis le plus fier, c’est d’être arrivé à combattre mes démons. »

« Avant, j’étais Patrick le gars sur la photo, maintenant je suis rendu Pat le marin. »

25e anniversaire de la crise d’oka

LA PHOTOGRAPHE RACONTE

C’est la dualité entre la « baby face » de Patrick Cloutier et son uniforme militaire qui a attiré l’œil de la photographe Shaney Komulainen, qui a couvert la crise d’Oka pour l’agence de presse La Presse Canadienne. Le matin du 1er septembre, elle était en direction de Kaknawake lorsqu’elle entend à la radio que l’armée canadienne allait pénétrer en territoire mohawk. Elle prend alors la direction d’Oka. « J’ai traversé la ligne de police avec mes caméras sous mon manteau et j’ai marché à travers les pins. C’était tendu, mais silencieux. Il y avait environ 25 gars avec des fusils et les militaires poussaient de leur côté. C’était plus une guerre psychologique. J’ai été attiré par un soldat en particulier qui avait cette habilité de rester debout en fixant sans être provoqué. » À la fin de la journée, les cinq rouleaux de film des deux photographes de La Presse Canadienne ont été envoyés à l’éditeur photo à Montréal. Prise dans le feu de l’action, Shaney Komulainen n’a pas vu la photo avant quelques jours. « J’étais contente d’avoir la photo du jour parce qu’il y avait de l’excellente compétition sur le terrain, mais j’ai été agréablement surprise de voir que c’est devenue LA photo de la crise. La seule chose qui me rend triste aujourd’hui, c’est qu’elle a encore une résonnance par rapport aux enjeux autochtones et aux échecs du gouvernement. »

La Presse a tenté en vain de retrouver l’autre protagoniste de la photo, Brad Larocque.

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