Redonner vie aux rivières enfouies

Elles ont été enfouies, remblayées ou canalisées au gré de l’urbanisation de l’île. Mais leur absence se fait sentir, surtout lors de fortes pluies, quand l’eau cherche à se frayer un chemin. Montréal songe donc à faire renaître certaines de ses rivières disparues. Ce serait une première au pays. Un dossier de Jean-Thomas Léveillé

Montréal songe à « exhumer » des cours d’eau

Montréal envisage de faire renaître certains de ses anciens cours d’eau afin d’améliorer et de simplifier sa gestion des eaux pluviales, à l’instar de ce que font de plus en plus de villes dans le monde.

Cette volonté est encouragée par les conclusions de trois études de faisabilité qui seront dévoilées en juillet, et que La Presse a obtenues.

Elles ont été réalisées par la section canadienne du Fonds mondial pour la nature (WWF-Canada), de concert avec la firme d’éco-ingénierie de Québec Écogénie, dans le cadre d’un projet baptisé Bleue Montréal.

La Ville de Montréal y a également participé en fournissant données et informations, mais c’est la Fédération canadienne des municipalités et Intact Assurance qui ont assuré l’essentiel du financement.

« Si on voit des occasions de le faire, nous les saisirons », a déclaré à La Presse Sylvain Ouellet, responsable des services de l’eau au comité exécutif de la Ville de Montréal.

Les possibilités sont toutefois limitées, tempère-t-il, mais il y voit une avenue prometteuse pour les « grands secteurs à transformer » comme l'ancien hippodrome Blue Bonnets et l’ancienne gare de triage de l'échangeur Turcot, qui est justement concernée par l'une des trois études de faisabilité.

La « libération » de certains cours d’eau permettrait de réduire la pression sur le réseau d’égouts actuel, qui est « vieillissant et inadapté », explique la directrice pour le Québec du WWF-Canada, Sophie Paradis.

« C’est la résilience qui est importante ici », dit-elle, évoquant les changements climatiques qui entraîneront notamment des épisodes de pluie plus intenses, plus longs.

« Ça va aider à alléger le réseau », qui est en ce moment « tout à l’égout », relève-t-elle.

Il ne s’agit cependant pas du seul avantage de ce concept, aussi appelé « exhumation » de cours d’eau, ou daylighting en anglais, qui consiste à réexposer à la lumière du jour ruisseaux et rivières afin qu’ils puissent à nouveau jouer leur rôle écologique.

En plus d’éviter d’avoir à canaliser les eaux pluviales, ce qui a généralement pour conséquence supplémentaire de les acheminer inutilement aux usines de traitement des eaux usées, le retour des cours d’eau naturels régénère des écosystèmes et revitalise la biodiversité aquatique.

Les études démontrent que l’impact se fait sentir « en dedans de six mois », affirme Sophie Paradis, qui souligne que la disparition des cours d’eau des villes a des conséquences insoupçonnées sur la faune.

« Les petits mammifères, ils ont soif en ville », illustre-t-elle, ce qui explique notamment que les écureuils s’attaquent aux potagers, ciblant les légumes gorgés d’eau. « Ce n’est pas tant qu’ils aiment les tomates ! »

Lorsque l’exhumation n’est pas possible, la création de « nouvelles rivières urbaines », à proximité de l’endroit où se trouvait un cours d’eau à l’origine, est une autre avenue possible qui offre le même genre d’avantages.

Si de nombreux cours d’eau ont été « réhabilités » au pays, comme la rivière Saint-Charles, à Québec, Montréal pourrait réaliser une première en allant de l’avant avec les projets d’exhumation et de recréation étudiés par le WWF-Canada, affirme Sophie Paradis.

« Travailler avec la nature »

Enfouir et canaliser les cours d’eau « n’était pas l’idée du siècle », s’exclame Pascale Biron, professeure au département de géographie, d’aménagement et d’environnement de l’Université Concordia.

Il faut cependant se remettre dans le contexte de l’époque, où les cours d’eau servaient d’égouts et de dépotoirs, note-t-elle, alors « ce n’était pas idiot de s’assurer que les gens n’aient pas accès à cette eau insalubre ».

Mais il n’est pas trop tard pour bien faire, croit-elle.

« C’est ça qui est bien avec l’eau : ça peut se régénérer assez facilement. »

— Pascale Biron, professeure à l’Université Concordia

La canalisation des cours d’eau est également à l’origine d’autres problèmes que ceux liés à la gestion des pluies, souligne Isabelle Thomas, professeure à l’École d’urbanisme et d’architecture du paysage de l’Université de Montréal.

« Ça a entraîné une pollution accrue des aquifères et des rivières », explique-t-elle, parce que le ruissellement des précipitations entraîne des polluants dans les cours d’eau, alors qu’ils pourraient être filtrés par des infrastructures vertes.

L’exhumation de rivières, qui se pratique depuis une vingtaine d’années, notamment en Europe, exige « un changement de paradigme », notent les deux professeures, qui parlent d’un passage de l’ingénierie lourde à l’ingénierie douce.

« Il faut travailler avec la nature plutôt que contre elle. »

Écologique… et économique

Exhumer ou recréer des cours d’eau coûte parfois moins cher que de les canaliser, affirment les professeures Biron et Thomas.

« Les rivières fortement atrophiées requièrent des entretiens récurrents coûteux, souligne Pascale Biron. Plus on se rapproche de la nature, moins c’est coûteux. »

Il faut aussi prendre en considération les autres avantages à long terme de ces infrastructures vertes dans le calcul coûts-bénéfices, ajoute Isabelle Thomas, qui évoque la diminution des îlots de chaleur ainsi que la réduction des refoulements d’égout et des inondations.

Ces aménagements engendrent une augmentation de la valeur foncière des propriétés, au même titre que la présence d’arbres, affirme Sophie Paradis.

« Ramener la nature, c’est payant. »

— Sophie Paradis, WWF-Canada

Les interventions proposées à Montréal sont modestes si on les compare à d’autres réalisées ailleurs dans le monde, mais elles auraient tout de même un impact notable, croit Sophie Paradis.

« Notre milieu urbain est tellement cimenté que chaque geste qu’on fait aide. »

Types d’interventions possibles

Exhumation ou libération : décanaliser des cours d’eau qui ont été canalisés

Restauration : réhabiliter ou améliorer les fonctions écologiques d’un cours d’eau existant, mais malmené

Nouvelle rivière urbaine : création d’un cours d’eau en fonction de la topographie pour permettre le ruissellement naturel des eaux, généralement là où un cours d’eau antérieur a été enfoui ou canalisé

Trois lieux étudiés

Trois endroits à Montréal ont été ciblés par le WWF-Canada pour étudier la faisabilité du projet de libération ou de recréation des cours d’eau. Il s’agit de parcs ou de terrains en cours de réaménagement, choisis précisément parce qu’il serait simple de les réaménager. La réalisation de ces projets, que recommande l’organisation, serait une première au Canada.

Pont Jacques-Cartier

Le ruisseau Saint-Martin traverse le parc des Faubourgs, au bout du pont Jacques-Cartier, mais il est canalisé, si bien que le terrain est « toujours inondé et boueux » après la pluie, explique Sophie Paradis. Exhumer le ruisseau lui permettrait de jouer son rôle à nouveau, en drainant l’eau du secteur. Ce n’est pas le seul endroit problématique des environs ; la ruelle Harmonie, près de la bien nommée rue Larivière, est souvent le théâtre d’inondations. « Ce secteur-là est tellement asphalté, il n’y a pas d’espace vert, l’eau ne sait pas où aller », lance Sophie Paradis, qui propose d’y créer une « nouvelle rivière urbaine » afin d’absorber l’eau du secteur. Elle serait connectée au ruisseau Saint-Martin libéré ainsi qu’à une autre intervention, celle-là dans le parc Walter-Stewart. L’étude pour le secteur du pont Jacques-Cartier, qui a été financée en grande partie par la Fédération canadienne des municipalités, prévoit une phase de présentation au public qui aura lieu l’automne prochain.

Lac à la Loutre

La reconstruction de l’échangeur Turcot offre une occasion rare de repenser la gestion des eaux dans ce secteur de la ville, estime le WWF-Canada. Là où se dressaient encore tout récemment la gare de triage ferroviaire et les bretelles d’autoroute, au pied de la falaise Saint-Jacques, se trouvait jadis le lac à la Loutre, un élargissement de la rivière Saint-Pierre qui se jetait dans le fleuve à la pointe à Callière. La Ville de Montréal projette la création à cet endroit d’un parc de 30 hectares, le parc Turcot-La falaise, qui comprendra un bois, un plan d’eau, des milieux humides et une prairie. Le WWF-Canada propose de connecter ce grand espace vert au parc des Rapides, à Verdun, en passant par le parc Angrignon et l’Institut Douglas, aux prises lui aussi avec des problèmes de terrains inondés. C’est un plan plus « ambitieux », reconnaît Sophie Paradis, qui permettrait de créer un « corridor vert et bleu » et, ainsi, de recréer « un écosystème important ».

Parc Jarry

Les utilisateurs du parc Jarry, dans le quartier Villeray, auront aussi remarqué de fréquentes accumulations d’eau dans la plaine centrale. Il y avait là, anciennement, le ruisseau Provost, qui allait se jeter dans la rivière des Prairies. Or, il a été canalisé ou enfoui, de sorte qu’il ne peut plus recueillir les eaux du parc. Ici, le WWF-Canada ne recommande pas d’exhumer le cours d’eau, qui passe maintenant sous l’actuel étang artificiel, mais plutôt de créer une « nouvelle rivière urbaine » suivant un parcours légèrement modifié, essentiellement d’ouest en est, mais avec de petits méandres qui bifurqueraient vers le nord et le sud. L’organisme propose également l’aménagement d’un jardin de pluie ou d’une combinaison d’étang et d’aire de biorétention pour favoriser « l’évapotranspiration et la filtration de l’eau ». Sophie Paradis ajoute que le « gros stationnement » situé au nord de la rue Jarry, qui est un îlot de chaleur, pourrait plus tard faire l’objet d’une autre intervention qui serait connectée à celle du parc Jarry.

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