LG2

Au centre… de la centrale

L’une semble narguer l’autre. La vaillante turbine aux aubes d’acier peint a été retirée de son puits et déposée sur le plancher, au cœur de la centrale Robert-Bourassa.

Tout à côté, comme un défi et un sarcasme, son impeccable remplaçante est posée – 6 mètres de diamètre, 96 tonnes d’acier inoxydable rutilant. Son arbre de 90 tonnes est fiché en son centre.

Pour parvenir à 135 mètres sous la surface – les trois quarts de Place Ville Marie –, il a fallu une descente de près d’une minute en ascenseur, un appareil mal nommé pour cet usage.

La salle des machines de LG-2 est une cathédrale à la fois moderne, romane et paléolithique. Sa longue nef de 485 mètres, aux parois à vif de roc, est ornée par endroits d’arches en plein cintre bétonnées.

La grand-messe de l’énergie se chante ici.

Les orgues ? Elles résonnent sous le plancher d’acier. Les 16 groupes de turbines-alternateurs sont enfoncés dans 16 puits, comme autant de cryptes.

Le puits du groupe numéro 6, profond de 12 mètres, est béant. Depuis la fin de mars, Hydro-Québec a lancé la réfection de son turboalternateur, dont les éléments sont dispersés dans la salle. C’est le troisième groupe à faire l’objet de cette réhabilitation depuis 2013, quand Hydro-Québec a lancé le remplacement de 8 des 16 turbines de la centrale la plus puissante au Québec.

Du réservoir aux turbines

Le réservoir Robert-Bourassa s’étend sur 2845 km2, presque trois fois le lac Saint-Jean.

Sur ce réservoir, des îles. Sur ces îles, des lacs. Sur ces lacs, encore des îles.

Vu des airs, les îlots isolés ressemblent à des joyaux verts, sertis dans des montures de sable doré. Sur l’eau bleue, c’est l’illusion trompeuse d’un archipel micronésien.

Cette eau calme alimente les 16 turbines de la centrale Robert-Bourassa, mises en service entre 1979 et 1981.

À la fin des années 70, leur fabrication avait été confiée à deux entreprises, à la fois pour les mettre en compétition et pour accélérer la livraison de ces encombrants objets. Huit avaient été fabriquées par Marine Industries Limitée (MIL) et huit autres, par Dominion Engineering Works (DEW). 

Leur durée de vie utile est de 50 ans. Hydro-Québec n’en remplace qu’une à la fois, question de réduire le moins possible la puissance de la centrale. Pour que la dernière prenne sa retraite avant 2030, il fallait lancer la réhabilitation au moins 16 ans plus tôt.

Par laquelle commencer ? Par celle qui montrait le plus de signes d’usure, une turbine fabriquée par DEW.

Son remplacement, en 2013, a servi à tester la procédure soigneusement chorégraphiée. Un deuxième groupe a suivi en 2016. La phase de remplacement des huit turbines DEW devrait être terminée en 2022.

La gardienne du triangle

Cette jonglerie d’anneaux est menée par l’ingénieure civile Guylaine Chenel, chef de projet pour Hydro-Québec Équipement. 

Elle est la Gandalf de l’aventure, en quelque sorte.

« Je suis la gardienne du triangle d’un projet : le contenu, le temps et le coût », décrit-elle joliment.

À la manière d’une firme de génie-conseil, son équipe d’une douzaine de personnes a préparé l’avant-projet pour son client, Hydro-Québec Production.

« Le plus grand piège, quand on fait la réfection, c’est un peu le tant qu’à y être. Il faut respecter ce qui a été convenu et faire seulement ce qui est juste et nécessaire. »

— Guylaine Chenel, chef de projet pour Hydro-Québec Équipement

Les travaux doivent interférer le moins possible avec les opérations de production. « C’est un peu comme faire la rénovation d’une cuisine dans une maison où la famille habite et qui veut manger trois fois par jour dans sa cuisine. »

Mais au contraire d’une rénovation domestique, pas question d’étirer les délais. Le groupe turbine-alternateur en réfection doit être retiré, réparé et remis en fonction en 25 semaines bien comptées, entre mars et septembre, à temps pour la hausse automnale de la consommation d’électricité. L’échéancier compte 1800 activités, dont plusieurs sont synchronisées en séquence.

Les travaux sont effectués par le fournisseur du groupe turbine-alternateur, GE Énergies renouvelables, de Sorel-Tracy. En pointe, 70 de ses employés s’activent dans la centrale.

Un haltère de 775 tonnes

Un groupe de turbine-alternateur s’apparente à un haltère de 775 tonnes mis à la verticale. À son sommet : le rotor de l’alternateur, de 14 m de diamètre.

Il est relié par un arbre d’acier de 1,47 m de diamètre à la turbine, au bas du dispositif.

L’ensemble occupe l’espace d’un petit triplex montréalais.

Tout ce poids repose sur la cage du distributeur placé sous le rotor, qui reporte la charge sur la paroi du puits.

Le distributeur gère l’arrivée d’eau dans la turbine à l’aide de 20 lames orientables, disposées en couronne.

Tous ces éléments été démontés à l’aide des deux ponts roulants qui circulent le long de la salle.

À une extrémité de la salle, le vieil arbre d’acier est ironiquement recouvert d’une écorce en planches de bois, en prévision de son transport prochain en camion jusqu’à Matagami. Il gagnera ensuite Trois-Rivières par chemin de fer, jusqu’à Sorel-Tracy, où il sera remis en état pour la prochaine réfection, prévue l’été prochain.

« La séquence du projet fait en sorte que certaines pièces qu’on sort du groupe 6 serviront au prochain groupe qui sortira l’année prochaine, indique Guylaine Chenel. On a acheté des pièces neuves seulement pour le premier groupe. »

La promesse de l’aube

Le distributeur et la turbine sont entièrement remplacés. Les nouvelles pièces proviennent de Slovénie, de Roumanie, du Brésil et sont assemblées à Sorel-Tracy.

De la main, Guylaine Chenel montre l’usure des aubes de la vieille turbine, peintes d’un beige rosé et, par endroits, décapées par l’érosion.

La pale, couleur de l’aube, montre qu’elle a atteint le crépuscule de sa vie utile.

Ou pour le dire autrement : la pâle couleur de l’aube montre qu’elle a atteint le crépuscule de sa vie utile.

Leurs arêtes sont érodées par la cavitation, ce phénomène de formation et d’implosion de bulles de vapeur à la surface d’une hélice. Elles ont été plusieurs fois reconstruites avec un apport d’acier déposé par soudure.

« Ce sont des roues de 30 ans », commente Richard Caron, chef, diagnostic et pérennité, chez Hydro-Québec Production. « Avec la cavitation, il faut rebâtir souvent. C’est beaucoup trop d’entretien. »

Sur la nouvelle turbine, le profil affiné des aubes et leur inclinaison moins prononcée sont le résultat de l’expérience, de la recherche et des outils modernes de simulation informatique.

« On vise une augmentation du rendement de 2 % pour chaque groupe qu’on réfectionne, informe Guylaine Lebel. Ce rendement est amélioré spécifiquement à cause du profil hydraulique. »

Chaque groupe réhabilité ne donnera pas davantage d’électricité : il est réglé pour tourner à 139 tours/minute, afin de produire au standard nord-américain de 60 hertz. Mais il faudra 2 % moins d’eau pour l’amener à cette vitesse.

Chaque goutte épargnée compte.

Remettre la dentelle

Les éléments du groupe 6 seront remis en place à partir de juillet : la turbine et son arbre, le distributeur, puis le rotor. « Ça, ce sont les gros morceaux », commente l’ingénieure.

Ensuite, « c’est toute l’espèce de dentelle qui vient autour. Tous les petits fils, toute la tuyauterie. Il ne faut pas qu’il en manque un ».

À son terme, en 2022, la réhabilitation des huit premières turbines et le remplacement des 16 systèmes de contrôle aura coûté 732 millions.

Le budget aussi est digne de Tolkien.

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