Jacques Martin se souvient

Price ou Halak ?

Price ou Halak ?

De janvier à juin 2010, le Québec s’est divisé en deux camps. Les Price, supporteurs inconditionnels d’un gardien surdoué de 22 ans qui connaissait des moments difficiles. Les Halak, sympathiques à la cause du négligé de 24 ans qui multipliait les miracles.

Ce fut un long feuilleton de six mois. Les intrigues s’enchaînaient comme dans une saison d’Occupation double. Même les néophytes du hockey commentaient le duel autour de la machine à café.

Jacques Martin était au cœur de ce maelström. Alors entraîneur-chef du Canadien, c’est lui qui, avant chaque match, choisissait le gardien partant de l’équipe. Il a aussi conseillé son patron, le directeur général Pierre Gauthier, au moment de laisser partir un des deux joueurs.

Comment Jacques Martin a-t-il vécu cette saison un peu folle dans les coulisses du Centre Bell ?

« Je m’en souviens très bien. C’était ma première saison à Montréal ! », lance-t-il, de bonne humeur.

La saucette fut rapide. Dès les premières semaines, il s’est retrouvé dans les remous jusqu’au cou. « Pour un entraîneur, deux gardiens numéro un, ça demande des habiletés. Ce n’est pas facile à gérer. Je l’ai aussi vécu à Pittsburgh avec Marc-André Fleury et Matt Murray. Ça prend des personnes avec du caractère et du professionnalisme pour passer au travers de ces situations. »

Pendant la saison, Carey Price et Jaroslav Halak s’étaient séparé la tâche presque également : 39 matchs pour le premier, 43 pour le second. « Price avait joué davantage au début, se souvient Jacques Martin. Mais dans la deuxième moitié, Halak s’était vraiment distingué. Il était plus efficace que Price. » 

Le jeu inspiré du gardien slovaque, quatrième dans la ligue pour la moyenne d’efficacité (,924), avait permis au Canadien de se qualifier pour les séries par un seul petit point. C’est donc lui que Jacques Martin a choisi pour amorcer les séries éliminatoires contre les Capitals de Washington, largement favoris.

Puis Jaroslav Halak s’est transformé en Patrick Roy.

Dans les trois derniers matchs contre les Capitals, il a arrêté 131 des 134 tirs dirigés vers lui. Une performance mythique. Le Québec est tombé en amour avec lui. Dans les rues de Montréal, des citoyens apposaient son nom sur des panneaux d’arrêt.

Le miracle s’est poursuivi en deuxième ronde contre les Penguins de Pittsburgh, eux aussi favoris. Ça commençait à sentir la Coupe. Les fans faisaient des plans pour le défilé. Mais tous ont dû ranger leurs chaises après une défaite expéditive contre les Flyers de Philadelphie en demi-finale.

Pendant cette quarantaine de jours, Carey Price vivait son carême. Ce que seuls les initiés savent, c’est que ces moments dans l’ombre ont été marquants pour la suite des choses.

« La façon dont Carey a accepté la situation m’a vraiment impressionné, confie Jacques Martin. Son influence était positive. Il a fait preuve d’une belle maturité. Il a eu un impact sur les succès de l’équipe. Ç’a été un moment clé pour lui. Il a gagné beaucoup le respect de ses coéquipiers et des entraîneurs. »

***

Après l’élimination du Canadien, l’état-major a pris la décision d’échanger un gardien. Il fallait notamment dégager de l’argent pour retenir les services du meilleur marqueur de l’équipe, Tomas Plekanec.

Évidemment, les fans ont plébiscité le héros des séries, Jaroslav Halak. Mais à l’interne, c’est Carey Price qui avait la cote.

Jacques Martin raconte : « Les hommes de hockey, on croyait en Carey Price. Malgré sa saison difficile, c’était clair pour nous qu’il était notre gardien de but de l’avenir. »

« On regarde la carrière de Patrick Roy. Lui aussi a connu des moments plus difficiles pendant la saison. Tu joues tellement de parties, c’est dur d’être toujours à ton maximum. Mais dans les séries, [Patrick] parvenait toujours à ressortir du lot. »

« Puis on a comparé nos deux gardiens. Halak avait été exceptionnel pendant la saison. Price, lui, avait déjà gagné le Championnat mondial junior avec Équipe Canada. Il avait remporté la Coupe Calder [dans la Ligue américaine]. C’était un gardien qui avait atteint très jeune la LNH. Halak était plus âgé. »

Après le bilan, Pierre Gauthier a demandé l’avis de ses entraîneurs. Ceux-ci ont recommandé à l’unanimité de garder Carey Price.

Qui d’autre a pris part à la décision ? « C’est une question pour Pierre Gauthier ! », m’a répondu Jacques Martin.

Vrai, mais il ne répond pas. Je relance Martin : quand vous étiez directeur général avec les Panthers de la Floride, qui était impliqué dans un échange aussi important ?

« C’est le directeur général qui prend la décision. Il a beaucoup de ressources vers lesquelles se tourner. Ses coachs, ses assistants, son service de dépisteurs professionnels. À l’époque, au Canadien, il y avait déjà un consultant en statistiques avancées. Et puis il y a le propriétaire, avec lequel le directeur général parle sur une base régulière. »

***

Le 17 juin 2010, un peu passé midi, Pierre Gauthier prenait la décision la plus importante des 25 dernières années du Canadien.

Faisant fi de l’avis des partisans, il cédait Jaroslav Halak aux Blues de St. Louis contre deux espoirs, Lars Eller et Ian Schultz. De facto, Carey Price devenait le gardien d’avenir du Tricolore.

Les fans ont réagi très fortement. Pierre Gauthier aurait mangé un bébé phoque vivant qu’il aurait eu droit à plus de sympathie. Les chroniqueurs se sont déchaînés. Même Justin Trudeau, alors simple député libéral, avait ridiculisé la transaction : « Quoi ? Halak en échange de deux bâtons de hockey et un sac de haricots magiques ? »

Jacques Martin se souvient très bien des jours qui ont suivi. « Nous n’avons pas vraiment été atteints par l’influence externe. Les gens ne sont pas impliqués tous les jours dans le vestiaire, dans l’entourage de l’équipe. »

« Les fans avaient vu la performance de Halak. Ils étaient enthousiastes. C’était compréhensible. Mais nous, on voyait aussi que Price avait beaucoup de talent. Que c’était lui, notre gardien d’avenir. »

— Jacques Martin

Depuis la transaction, Carey Price a remporté 20 matchs des séries. Halak, 4. En saison, Price a réalisé au-delà de 3000 arrêts de plus que Halak. Price a gagné un trophée Hart. Il a terminé quatre fois dans le top 5 pour le trophée Vézina. Halak ne s’est jamais classé si haut.

Une autre bonne façon de mesurer l’impact des deux gardiens, c’est avec l’outil Points Shared, du site Hockey Reference. Statistiquement, les joueurs les plus semblables à Carey Price à ce stade-ci de sa carrière sont Ed Giacomin, Patrick Roy et Curtis Joseph. Jaroslav Halak ? Il se compare à Jocelyn Thibault, Grant Fuhr et Mike Vernon. De la très belle compagnie. Mais ça reste un niveau sous l’élite.

Alors, pour la dernière fois, Price ou Halak ?

Price, assurément. Neuf ans plus tard, il faut reconnaître que les décideurs du Canadien – Pierre Gauthier en tête – ont misé sur le bon cheval. Et fait preuve de courage en ignorant le choix populaire.

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