attribution de contrats publics

Ingénieurs et architectes sonnent l’alarme contre la règle du plus bas prix

À la veille de l’attribution de deux gigantesques contrats publics, la règle du plus bas soumissionnaire fait craindre le pire aux architectes et aux ingénieurs du Québec, qui tirent une nouvelle fois la sonnette d’alarme, rappelant la catastrophe de l’ancien pont Champlain.

« Peut-on imaginer que la conception de projets destinés à assurer la sécurité et le bien-être de nos aînés et de nos enfants soit basée sur une approche du plus bas prix, semblable à celle qui a guidé la construction du pont Champlain en 1957 ? », demande André Rainville, PDG de l’Association des ingénieurs en génie-conseil (AIGC), dans une lettre ouverte publiée hier, cosignée par Anne Carier, présidente de l’Association des architectes en pratique privée du Québec (AAPPQ).

Ces mégaprojets, annoncés en juin, sont la construction de 30 « Maisons des aînés », au coût de 1 milliard, et de 1000 nouvelles classes de primaire et de préscolaire réparties dans le Québec, un investissement de 1,7 milliard.

« Bien qu’aujourd’hui, ce ne soit pas le cas, il semble que le gouvernement ait toujours cette idée en tête, même en 2019 », poursuit, dans sa lettre, M. Rainville, qui souhaite rencontrer le président du Conseil du trésor, Christian Dubé, pour relancer les discussions sur les modes d’attribution des contrats, interrompues depuis le 6 décembre.

RÉFORME AVORTÉE

Il y a un an, le gouvernement Couillard avait entrepris une révision du mode d’octroi des contrats de services d’architecture et d’ingénierie pour les deux plus grands donneurs d’ouvrage du Québec : le ministère des Transports et la Société québécoise des infrastructures (SIQ).

Le projet de règlement, « basé uniquement sur le prix au détriment de la qualité », selon M. Rainville, avait suscité de grandes inquiétudes chez les professionnels. Dans le passé, le choix du plus bas soumissionnaire a nivelé vers le bas bon nombre de projets publics en matière de conception, d’architecture ou de choix des matériaux.

« L’exemple le plus éloquent est celui de l’ancien pont Champlain, qu’il faudra bientôt déconstruire après une courte vie et combien de travaux de réparation, sachant que les mauvaises décisions qui ont mené à sa construction étaient directement guidées par la recherche du plus bas prix. »

— Extrait de la lettre ouverte publiée hier

« On sait maintenant que sur les 29 variantes étudiées à l’époque, celle retenue était tout simplement la moins chère. Avec le désolant résultat que l’on connaît aujourd’hui », écrit M. Rainville à propos de l’ancien pont Champlain.

Cette façon de faire a aussi favorisé la collusion dans l’industrie de la construction, selon la commission Charbonneau, qui a rendu son rapport en 2015. Les entrepreneurs corrompus pouvaient s’entendre sur un prix commun avant de soumissionner, et se partager ensuite les contrats.

En août 2018, à la lumière des commentaires des gens de l’industrie, le ministre de l’époque, Robert Poëti, a retiré son projet de règlement et mis en place un groupe de travail.

À six reprises, depuis, ce comité composé de hauts fonctionnaires du Conseil du trésor, de donneurs d’ouvrage et de représentants de l’industrie s’est réuni pour revoir les règles d’adjudication basées sur l’aspect qualité-prix des soumissions. Dernière rencontre : 6 décembre 2018. Depuis, plus rien. Pourquoi ? « On l’ignore, répond M. Rainville en entrevue avec La Presse. Les rencontres devaient s’enchaîner, mais toutes sortes de motifs ont été invoqués par les gens du ministère pour qu’on ne puisse pas se voir : manque de temps, surcharge de travail… »

Jérôme Thibodeau, directeur des communications au Conseil exécutif, assure toutefois que la prochaine rencontre est prévue à la fin du mois. « Les travaux suivent leur cours et des recommandations seront présentées cet automne au ministre responsable de l’Administration gouvernementale et président du Conseil du trésor pour décision », a-t-il précisé dans un courriel acheminé à La Presse.

Les professionnels sondés

Au début de l’été, le gouvernement Legault a mandaté la firme comptable Mallette pour sonder les professionnels sur les modes d’attribution. Son rapport doit être déposé d’ici la fin du mois. M. Rainville a cru déceler dans cette démarche un préjugé favorable envers la logique du plus bas soumissionnaire.

« Il y a eu plusieurs mois de silence de la part du gouvernement et, finalement, un mandat qui porte encore sur les modes d’attribution basés uniquement sur le prix, soupçonne M. Rainville. Ça ne va nulle part. On revient à la case départ. Il faudrait que le ministre Dubé prenne position en faveur de la qualité et de la durabilité. On a l’impression d’être pris comme dans une souricière. »

Le projet de règlement semble toujours dans les cartons des fonctionnaires, ajoute le PDG.

« Ce qui nous inquiète, ce sont les délais pour mener à terme les travaux sur les modes d’attribution », renchérit Lyne Parent, directrice générale de l’Association des architectes en pratique privée du Québec. 

« On est inquiets parce qu’on a l’impression que c’est uniquement le prix qui est le facteur décisionnel pour retenir les services professionnels. »

— Lyne Parent, directrice générale de l’Association des architectes en pratique privée du Québec

Une étude d’experts indépendants, réalisée par MCE Conseils en avril dernier, a confirmé que le mode qualité-prix suggéré par le gouvernement en 2018 favorisait presque systématiquement le plus bas soumissionnaire.

« Est-il possible, une fois pour toutes, de mettre de côté les formules qui favorisent le plus bas soumissionnaire afin d’assurer la qualité de nos infrastructures pour les générations actuelles et futures ? », demande M. Rainville.

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