Chronique

Aquabonisme à Boston

Notre chroniqueur a participé lundi dernier au 122e marathon de Boston. Il raconte son expérience… des plus humides.

Bon, ça suffit. Veux-tu ben me dire ce que je fais là ? Ce qu’on fait tous là ? Le vent qui nous pompe des chutes Montmorency dans la face en continu ? Les mains gelées ? Voyons donc. Franchement ridicule.

Déjà, courir des marathons soulève cette question légitime : pour quoi faire ?

Je n’ai jamais été un prosélyte de cette épreuve, je ne crois pas que ce soit raisonnable ou « bon pour la santé » – encore qu’avec la prolifération d’événements extrêmes, le simple marathon paraît infiniment modéré.

Chacun sa névrose, chacun ses manies. En ce qui me concerne, j’ai trouvé dans cette activité un but à l’entraînement. C’est un abus qui me convient, qui structure mes semaines, me tire du lit, me pousse dehors, beau temps, mauvais temps et, surtout, me procure une joie inaltérable qu’aucune autre drogue ne fournit, sous réserve de voir ce qu’ils nous offriront à la Société du pot du Québec.

En général, donc, quand on me demande : « Pourquoi tu fais ça ? », je n’essaie pas d’élaborer une théorie complexe. Je hausse les épaules. Je dis : « J’aime ça. » Y en a pour qui c’est les promenades en scaphandre. D’autres, l’ornithologie de nuit. Moi, c’est les marathons.

Y a longtemps que je ne me pose plus la question. Je le fais.

Sauf que cette fois, la question se posait…

***

Lundi, à Boston, j’en étais à mon 13e. Et comme tout le monde ou presque ce jour-là, je n’avais jamais couru dans des conditions aussi contrariantes. Quand il fait ce temps-là, on repousse, on va sur un tapis roulant. Malgré les apparences, les passe-temps du coureur amateur n’incluent pas l’autoflagellation et l’insertion d’aiguilles sous les ongles.

Courir sous la pluie, on a fait ça souvent. À un moment donné, la pluie se calme. Courir quand il fait froid, c’est une sorte de spécialité nationale, on n’a pas le choix. Courir le vent dans la face, ça arrive. Sauf que même aux Îles-de-la-Madeleine, dans un aller-retour, t’auras 50 % de vent dans le dos.

Mais les trois en même temps sur 42,195 km en ligne droite, ça défrise le ridicule. Ça force le questionnement. Comme : à quelle heure on a du fun ?

***

Souvent, la pluie se calmait. On se secoue un peu, on se concentre, allez hop, ce sera pas si mal. Mais trois minutes plus tard, vram, ça reprenait.

Et c’est là que l’absurdité de la situation devient plus évidente. Une sorte de lucidité temporaire surgie du lavement des habitudes.

Je me suis mis à regarder froidement la situation, tant qu’à avoir les pieds dans l’eau glacée : le matin, des centaines d’autobus scolaires ont cueilli 26 948 personnes dans un parc de Boston pour les emmener 42 km plus à l’ouest, à Hopkinton, une bourgade de 14 000 habitants. Ils attendront dans la cour boueuse d’un high school. Se placeront des heures plus tard selon leur rang de classification et partiront par vagues vers Boston. Des bénévoles, près de 10 000, leur tendront des verres d’eau et de Gatorade… Le tout sous une lourde surveillance policière…

À quoi bon ? Aqua bon ?

Mario Pelchat nous a appris qu’on ne peut pas voir « des pleurs sous la pluie ». Par contre, on pouvait voir monter vers le ciel les gouttes d’eau s’échappant de mes gants imbibés. Juteuses et un peu plus rondes, elles passaient à travers les gouttes fines des nuages pour aller glisser sur le dos d’un autre coureur, vu que les canards étaient tous aux abris.

À chaque mile, une tente médicale était ouverte aux éclopés. Oh, il avait l’air de faire chaud là-dedans, doit y avoir un séchoir géant et du bouillon de poulet… huuuum…

Je n’ai pas pensé abandonner, mais je me suis demandé : comment on fait ? Qui vous reconduit ? On n’est pas pour prendre un taxi… On prend le train ? On attend le camion-balai ? Ça, c’est l’aventure, abandonner ! Quitter le troupeau. Tourner le dos. Le voilà, le courage, le saut dans l’inconnu…

Moi, j’ai suivi tout le monde comme un idiot.

***

Au bout du compte, seulement 4,5 % des gens avaient abandonné Boston – c’était 3 % l’an dernier, quand il a fait 25 °C. Mais dans l’élite, ce fut l’hécatombe. Quatre des dix Éthiopiens ont fini la course, et huit des seize Kényans. Le gagnant fut ce formidable « amateur » Yuki Kawauchi, directeur d’école au Japon, non commandité (mais qui a déjà couru 2 h 8 min…). C’était la température parfaite, a-t-il dit en arrivant en 2 h 15 min, près de 3 min devant le deuxième. Les chronos les plus lents depuis 40 ans.

Chez les femmes, cette course qui s’était gagnée en 2 h 21 min l’an dernier a été remportée en 2 h 39 min par une Américaine, Desiree Linden. La Canadienne Krista Duchene, troisième, raconte qu’elle n’avait aucune idée de sa position en arrivant, les meilleures s’étant retirées. Il a fallu qu’elle demande aux bénévoles, qui n’étaient pas certains non plus…

***

Cette douche chaude à laquelle je rêvais en courant le dernier mile… Commonwealth, à droite rue Hereford, à gauche rue Boylston… Cette douche, enfin j’y arrivais.

L’ami Antoine, qui n’avait pas couru, m’attendait au B&B avec un air funéraire, l’air de dire « pauvre toi ».

J’ai éclaté de rire. Un fou rire de trois minutes, incontrôlable. Comme s’il fallait que j’expulse ce sentiment d’absurdité.

Moi qui, vers le 17e kilomètre, me jurais de ne plus jamais revenir, sitôt échauffé, j’avais repris mes esprits, ou les avais perdus de nouveau. Moi qui me disais : O.K., c’est fini, les marathons, toute cette folie collective et individuelle, j’irai jogger tranquille dans la montagne… Eh bien, pas trop longtemps après, après avoir terminé l’inventaire de mes parties du corps, j’ai, on s’est tous dit : on revient l’an prochain.

À quoi bon ? À se sentir vivre, j’imagine.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.