Chronique

Le piège de la vertu

L’énergie qu’on déploie, dans la société québécoise, à affirmer que nous ne sommes ni racistes, ni xénophobes, ni misogynes a de quoi dérouter. Toute discussion d’un épisode d’intolérance semble devoir être accompagnée d’une nuance : ce sont des cas isolés, rassurons-nous, les Québécois, dans l’ensemble, sont égalitaires et accueillants.

D’accord. Mais à quoi peuvent bien servir ces professions de foi, sinon à nous détourner des injustices bien réelles qui mériteraient notre attention ? Pire, il y a des raisons de croire que les déclarations de ce genre ont des effets pervers. À force de nous proclamer sans tache, nous risquons de renforcer ce que nous prétendons combattre.

Connu sous le nom de « licence morale », ou moral licensing en anglais, ce phénomène est attesté par des dizaines d’études scientifiques. Après s’être déclarés non racistes ou non sexistes, les gens peuvent avoir tendance, paradoxalement, à agir de manière plus discriminatoire.

Par exemple, à l’approche de l’élection présidentielle de 2008, aux États-Unis, des chercheurs de l’Université Stanford ont invité des volontaires – tous démocrates – à choisir leur favori entre Barack Obama et John McCain, ou encore entre John Kerry et George W. Bush. Par la suite, dans un scénario fictif où ils devaient décider si une personne blanche ou noire était plus apte à occuper un poste de policier, ceux qui avaient eu l’occasion d’appuyer Obama ont davantage favorisé le candidat blanc que ceux qui avaient désigné Kerry, selon les résultats publiés en 2009 dans le Journal of Experimental Social Psychology.

Le simple fait de se dire prêts à élire un président afro-américain a libéré l’expression de préjugés défavorables aux Noirs qui, chez ces électeurs démocrates, dormaient sous la surface.

Adopter ouvertement une position féministe peut avoir des conséquences semblables, selon une autre étude, parue quelques années plus tôt dans le Journal of Personality and Social Psychology. Après avoir formulé leur désaccord avec des énoncés explicitement sexistes dans un sondage, les gens avaient moins de scrupules à dire qu’un emploi dans l’industrie de la construction conviendrait mieux à un homme qu’à une femme.

C’est le concept des « Air Lousse » appliqué à la discrimination. Nos belles paroles et nos bonnes actions, aussi modestes soient-elles, nous permettent d’engranger des points qu’on peut ensuite dépenser en agissant conformément à nos préjugés, sans ternir notre image. Ces prises de position vertueuses nous dédouanent pour céder ensuite à des instincts moins nobles. Ou alors on se convainc de notre propre droiture et on relâche notre vigilance, laissant par mégarde nos partis pris reprendre le dessus.

Les entreprises qui se drapent du manteau de la méritocratie, sans se donner les moyens concrets de la garantir, risquent, elles aussi, d’engendrer le contraire de ce qu’elles prêchent. Des chercheurs du MIT ont simulé la chose dans une étude relayée en 2010 dans l’Administrative Science Quarterly. Lorsqu’une organisation trompette que la rémunération de ses employés doit être établie sur la seule base du mérite, les gestionnaires ont tendance à être moins impartiaux (ils accordent des bonus plus généreux aux hommes qu’à des femmes tout aussi performantes) que si l’entreprise n’insiste pas sur ce point. Persuadés de leur objectivité, ces patrons cessent de prendre garde à leurs partis pris sexistes et y succombent davantage.

N’y a-t-il donc aucune utilité à épouser une cause ou une posture morale ? Oui, à condition que ça découle d’une identité, de valeurs ou de motivations profondes. Pas d’un positionnement cavalier ou superficiel.

C’est le même mécanisme qui explique pourquoi on se met parfois à s’empiffrer de plus belle lorsqu’on commence à se remettre en forme. Satisfait d’avoir adopté de saines habitudes de vie, on se permet des écarts qu’on se serait autrement interdits.

Ce type de désinhibition pourrait même compromettre le succès de certaines campagnes environnementales. Dans un article paru dans Energy Policy, en 2013, des chercheurs ont constaté que les résidants d’un immeuble avaient diminué leur consommation d’eau de 6 %, en moyenne, en participant à un programme de conservation. Mais ils avaient en même temps augmenté leur consommation d’électricité… de 6 %. Ils avaient compensé leur privation par un excès.

Il serait sage de nous méfier de nos propres prétentions – qu’elles soient écolos, inclusives, féministes – lorsqu’elles ne nous coûtent pas grand-chose. Le genre d’engagement vertueux, visible, bon pour l’image, mais peu contraignant, que notre époque affectionne, cette tendance si répandue – de tous les côtés – à faire parade de sa supériorité morale, ce sont des pièges qui peuvent se retourner contre les causes qu’on défend. On ne se connaît pas très bien soi-même. On s’autorise à enfreindre les principes qu’on embrasse pourtant publiquement avec vigueur. Alors, cultivons plutôt le doute de nos certitudes, rangeons nos bannières, descendons de nos grands chevaux. Et mettons-nous au travail.

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