Éditorial : Marketing pharmaceutique

Des médecins payants

Une enquête déclenchée par la Commission d’accès à l’information (CAI) cette semaine lève le voile sur une zone trouble de notre système de santé : le profilage et le ciblage de médecins par les sociétés pharmaceutiques.

On se croyait un peu à l’abri au Québec parce que la seule entreprise autorisée à vendre des données extraites des ordonnances traitées par les pharmacies, QuintilesIMS, doit les amalgamer en lots d’au moins 30 médecins. Ainsi, les sociétés pharmaceutiques qui achètent ces informations ne devraient pas voir ce que chacun prescrit exactement, mais la moyenne des 30, 100 ou 7000 confrères avec lesquels il a été regroupé. En principe.

Cette impression a volé en éclats cette semaine avec la publication d’une liste associant des noms de médecins au nombre d’ordonnances de vaporisateur nasal rédigées par chacun. La CAI a ouvert une enquête à la suite de ce reportage du Journal de Montréal.

QuintilesIMS assure que le tableau publié ne vient pas de chez elle, et qu’elle a toujours respecté les conditions de la CAI.

Les noms des médecins publiés étant illisibles, nous n’avons pas pu confirmer avec eux que les volumes d’ordonnances inscrits sur la liste correspondent exactement à ce qu’ils ont prescrit. Si c’est bien le cas, c’est une grave violation de la confidentialité exigée par la CAI. Et si ça ne vient pas de QuintilesIMS, il va falloir trouver où ça fuit. Des chaînes de pharmacies qui reçoivent les ordonnances ? De sociétés pharmaceutiques qui croisent plusieurs banques de données ? On veut des réponses.

Chose certaine, les responsables devront être sévèrement punis.

Même si aucun patient n’est identifié, les Québécois sont en droit de s’attendre à ce que l’industrie dont ils achètent les médicaments respecte les règles.

Malheureusement, il faudra plus que ça pour venir à bout du profilage des médecins. Le phénomène est méconnu ici, mais il est solidement implanté. Son objectif est le même que le profilage des consommateurs sur internet ou dans un commerce en ligne comme Amazon : augmenter les ventes.

Dans le jargon pharmaceutique, le médecin est un prescripteur. C’est une vision très réductrice de son travail, mais c’est l’aspect qui intéresse les entreprises pharmaceutiques, pour de bonnes et de moins bonnes raisons.

Si vous avez un traitement à vendre, vous avez intérêt à vous adresser à des médecins ayant une clientèle susceptible d’en avoir besoin – et les médicaments qu’ils prescrivent déjà donnent de bonnes indications à cet égard. Les profils de prescription individuels en disent cependant beaucoup plus : qui a plus, ou moins, tendance à prescrire des génériques, des opioïdes ou de nouvelles molécules, par exemple. Des informations qui permettent aux représentants d’avoir une approche plus personnalisée, de savoir à qui il est plus utile de laisser des échantillons… ou qui prescrit déjà beaucoup un médicament et pourrait en parler avec conviction à ses confrères.

Est-ce que ça marche ? La plupart des médecins vous répondront que ce n’est pas un repas fourni au restaurant ou au bureau qui aura raison de leur professionnalisme, et il n’y a pas lieu d’en douter. Des recherches menées aux États-Unis ont cependant toutefois relevé des liens troublants. Par exemple, le fait de recevoir un repas durant lequel un médicament était vanté a été associé à une hausse des ordonnances de ce produit. À l’inverse, des centres médicaux qui ont restreint les contacts avec les représentants ont vu une réduction des ordonnances de plusieurs des médicaments moussés par ceux-ci.

Ce n’est pas le médecin qu’on achète, mais son attention.

C’est connu : les caractéristiques du produit ont plus de chances d’être entendues si elles sont présentées en personne que sur un simple support papier. Mais est-ce souhaitable au Québec, où chacun doit être couvert par une assurance-médicaments et affronter les hausses de primes ?

Le Collège des médecins du Québec s’est déjà prononcé plusieurs fois contre ce profilage, et contre la collecte par défaut des ordonnances (les médecins qui ne veulent pas être suivis doivent en faire la demande). En vain. Il faudra voir si cet épisode rendra les élus, et la population, plus sensibles à cet enjeu.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.