Chronique

Ce qu’on croit connaître de soi

J’ai reniflé beaucoup pendant la projection du film Paul à Québec. Et ce n’était pas à cause de mon allergie au bouleau. C’est ce qui est l’fun, au cinéma : personne ne te voit brailler, dans la noirceur.

Paul, c’est le chum d’une des trois filles de Roland Beaulieu. Roland est un vieil homme affaibli par un cancer, un cancer dont il cache l’ampleur à sa famille. Jusqu’à ce que l’évidence s’impose : Roland est en train de mourir.

Et c’est la beauté de ce film de François Bouvier : ça ressemble à un film sur la mort, mais c’est un leurre, c’est un film sur la vie. Les scènes de la lente agonie de Roland vont vous arracher le cœur parce qu’elles vont vous rappeler quand votre mère – ou votre frère, ou votre femme, qu’importe – a pris la dernière ligne droite de la vie.

Mais le jeu des acteurs, le texte et la réalisation ont accouché de scènes de vie – la partie de cartes en famille, les cousines qui virent folles en découvrant leurs vélos neufs, les sœurs qui font des jokes de pet pendant que leur père agonise… – d’une justesse hallucinante.

Toute cette vie, ça fait partie de celle de Roland, toute cette vie l’entoure quand il achève son passage ici-bas.

***

Dans le noir, je regardais Roland Beaulieu mourir, ce Roland superbement interprété par Gilbert Sicotte. Roland, c’est mon père, c’est ma mère en 2000 et en 2004.

Le malade qui boit à la paille.

La bouche semi-ouverte, vers la fin, la peau de cire.

Le doigt qui bouge, sans qu’on sache si c’est conscience ou réflexe, pendant qu’on dit les choses qu’on doit dire, qu’on essuie les dernières miettes du comptoir…

Au cinéma, je me suis posé la question que je me suis posée en 2000, puis en 2004, à côté du lit, pour la dernière ligne droite : est-ce que j’en serais capable ?

Capable de subir ce supplice, je veux dire.

Me sentir dépérir.

Voir l’impuissance dans les yeux de ceux que j’aime.

La terrible, terrible certitude de savoir que c’est là, tout proche. Le savoir : peut-être pire que mourir.

Et souffrir, il faut le dire. Oui, la médecine a trouvé des médicaments qui apaisent la douleur, mais la douleur est là, elle va et elle vient. C’est différent pour chaque patient. C’est un mensonge de dire que toutes les douleurs, de tous les patients mourants, peuvent être gelées. C’est faux.

En serais-je capable ?

***

Avant, la question ne se posait pas : à moins de se flinguer derrière le cabanon, la seule option était à peu près d’aller au bout du supplice.

À partir de décembre, il y aura une solution alternative, au Québec : choisir le moment de sa mort. Mourir dans la dignité. Suicide médicalement assisté. Appelez ça comme vous voulez : à l’intérieur d’un sillon éthique et médical bien balisé, un médecin pourra vous donner un cocktail mortel, si vous le choisissez.

Au Canada, ça s’en vient : la Cour suprême a ordonné en février que le Code criminel soit amendé pour permettre à un médecin d’aider un patient en phase terminale à en finir.

Les opposants à ce soin – je vais toujours utiliser le mot « soin » – sont peu nombreux, ils sont en marge du consensus québécois et canadien, mais ils parlent très fort. Pour eux, ce progrès est une hérésie, la proverbiale pente glissante. Incapables de gagner sur le fond, ils se lancent dans une guérilla administrative : on n’en fera pas dans les maisons de soins palliatifs, on n’en fera pas dans les ailes de soins palliatifs des hôpitaux…

Ces opposants utilisent parfois de gros mots. « Meurtre » a été entendu. « Euthanasie », avec les relents totalitaires que cela suppose.

J’aurais aussi de gros mots à leur lancer à la gueule…

Mais à quoi bon ? Ils ont perdu.

Et de toute façon, dans cinq, dix ans, ce sera partout.

***

Dans Paul à Québec, Roland Beaulieu va au bout du supplice. Il aurait pu sauter devant un train. Il a pourtant choisi de vivre chaque journée que la vie, dans son grand jeu de poker avec la mort, gagnait en son nom. Malgré la souffrance.

L’entêtement du Roland de Paul à Québec à vivre le plus longtemps possible incarne à merveille tout le malentendu du débat sur l’aide médicale à mourir, ici et ailleurs. L’immense majorité des Québécois mourants, à partir de décembre, choisira encore de vivre le plus longtemps possible.

En Oregon, où le « Right to Die » existe depuis 1998, très peu de mourants choisissent de prendre le cocktail mortel. Seize en 1998 ; 71 en 2013. Sur une population de 4 millions.

Dans l’État de Washington, où le suicide médicalement assisté existe depuis 2009, on parle de 64 personnes cette année-là, 85 en 2010, 101 en 2011, 116 en 2012 et 159 en 2013. Population : 7 millions, à peu près comme au Québec*.

C’est peut-être juste la nature humaine : vivre le plus longtemps possible, sentir la vie autour de soi jusqu’à la dernière minute, un dernier regard de celle qu’on aime, votre enfant qui vous embrasse encore sur le front.

En serais-je capable ? À froid, en santé, dans la matinée frisquette de l’automne qui s’annonce, je me dis que non, pas question. Je choisirais le moment. Piquez-moi, Doc.

Mais…

Mais peut-être pas, aussi.

Monsieur Nevsky, dans une chanson belle comme la vie, le dit si bien : il faut se garder de ce qu’on croit connaître de soi.

* The Guardian, How many people choose assisted suicide where it is legal ?

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