Des histoires canadiennes

TERRE-NEUVE-ET-LABRADOR

EN CHIFFRES

Population : 

514 536 habitants

État civil : 

Couples mariés : 72 % (52 % au Québec)

Couples vivant en union libre : 13 % (32 % au Québec)

Familles monoparentales : 15 % (16 % au Québec)

Langue maternelle : 

Anglais : 97,6 %

Français : 0,5 %

Autres : 1,9 %

Bilinguisme : 

4 % des anglophones sont bilingues, contre 72 % des francophones.

Français langue maternelle : 

22 % au Canada ; 80 % au Québec.

Taux de chômage : 11,9 % ; Québec : 7,7 % ; Canada : 6,8 %.

Sources : Statistique Canada, recensement 2011.

Labrador en chiffres: Population: 28 000 habitants. 30% d'autochtones. A un territoire aussi grand que l'Italie. Faisait partie du Québec. A été cédé à Terre-Neuve en 1809 Source: Wikipédia

Chronique  Des histoires canadiennes

Partir ou pas

FRANCOIS, Terre-Neuve-et-Labrador — Francois se prononce « Fransway » et s’écrit sans cédille. Difficile de décrire la beauté de ce minuscule village terre-neuvien avec ses trottoirs en bois, ses maisons colorées blotties les unes contre les autres, son église blanche et ses bateaux de pêche. D’un côté, les montagnes du fjord, hautes, sauvages ; de l’autre, une baie de deux kilomètres qui se jette dans l’océan.

Aucune route ne mène à Francois. Le bateau met quatre heures pour franchir la distance qui le sépare de la ville la plus proche. Ici, personne ne verrouille ses portes. Il n’y a ni rue ni adresse. Si vous voulez vous rendre chez quelqu’un, on vous dit : « C’est la maison blanche à côté du bureau de poste. »

Francois est ravitaillé par bateau. L’unique magasin général, centre nerveux du village, vend de tout, du maquillage aux clous en passant par l’alcool, la nourriture et les médicaments.

Tout le monde connaît tout le monde. Normal quand un village ne compte que 74 habitants.

Seuls 11 enfants fréquentent l’école, qui va de la maternelle à la 12e année. Les plus vieux suivent leurs cours en ligne, les autres se partagent deux enseignants.

Onze enfants, c’est tout ce qu’il reste. Le plus jeune a 5 ans. La population de Francois vieillit, la plupart des habitants ont plus de 50 ans. Personne n’a entre 18 et 34  ans, un trou générationnel vertigineux. Les jeunes partent, ils quittent Francois pour étudier ou travailler. Ils ne reviennent pas, car le village n’a pas grand-chose à leur offrir à part sa beauté, son silence tranquille, sa vie au ralenti et ses grands espaces.

Francois est en train de mourir. Tous le savent, mais la plupart refusent d’en parler.

***

Quand nous sommes arrivées en bateau, l’accueil a été poli et froid. Ninon, la vidéaste, débarquait avec une caméra et moi, avec un calepin. Les gens se méfiaient. Ils avaient peur qu’on leur parle de la disparition éventuelle de Francois.

Nous avons passé notre première soirée au centre communautaire. Tous les mercredis, les femmes se réunissent pour jouer au dard. Notre arrivée a crispé l’atmosphère. Pourtant, nous n’avions pas apporté la caméra.

Ces femmes se connaissent depuis la plus tendre enfance, elles sont allées à l’école ensemble et leurs maris ont pêché côte à côte. Un réseau complexe relie ces femmes entre elles : cousines, belles-sœurs, belles-mères, tantes…

Quand un coup dur les frappe, elles se serrent les coudes. Ninon et moi arrivions comme deux étrangères dans un univers clos tricoté serré.

Elles ont fini par nous faire une place autour de la table. Elles nous ont demandé : « Hey guys, were are you from ? »

Deux mondes se rencontraient : des francophones de la grande ville et des anglophones d’un minuscule village perdu aux confins de Terre-Neuve.

***

Il n’y a pas d’hôtel à Francois. Nous avons vécu chez un couple dans la soixantaine, Ethel et John. Ninon a dormi dans la chambre de leur fils et moi, dans celle de leur petite-fille. On soupait à 17 h, de la bouffe solide faite pour résister au vent froid soufflé par l’océan.

Ethel et John sont nés à Francois, ils ont fréquenté la même école, ils se sont mariés et ils ont eu un fils, un seul. Il a 34 ans. Il est parti depuis belle lurette.

Lorsque le père d’Ethel était jeune, le village comptait 300 habitants. Lorsque Ethel était jeune, il en comptait 200. Aujourd’hui, il n’en reste que 74.

John a eu des ennuis de santé graves. Un hélicoptère est venu le chercher en catastrophe. Ce jour-là, une brume épaisse enveloppait Francois. L’hélicoptère a mis plusieurs heures avant d’atterrir.

Pour la première fois de leur vie, Ethel et John se sont sentis loin de tout. Ils n’ont plus jamais vu Francois du même œil.

John voudrait quitter le village, mais il attend qu’Ethel soit prête. Elle jongle avec son avenir : rester à Francois où elle a toujours vécu ou s’établir à Burgeo, une ville à quatre heures de bateau où vivent son frère, sa sœur et sa mère ?

Ethel ne conduit pas, John non plus. Il n’y a pas de rues à Francois, encore moins de voitures. Elle ignore ce qu’elle fera, mais une chose est certaine, elle ne finira pas ses jours à Francois.

***

Cette question, partir ou pas, flotte au-dessus de Francois. En 2013, les habitants ont voté contre la fermeture du village. Pourtant, le gouvernement terre-neuvien avait offert 270 000 $ à chaque famille en guise de compensation. Le scrutin devait recueillir 90 % des voix, sinon le village ne fermait pas et les habitants ne touchaient pas les 270 000 $ promis.

Austin Fudge, « maire » de Francois, vieillit. Ses enfants sont partis. « Ils ne reviendront jamais, explique sa femme, Audrey. Nous n’avons pas vu notre petite-fille depuis plus d’un an. »

Austin Fudge sort un cahier usé, il tourne lentement les pages dans un bruit de feuilles fatiguées, puis il tombe sur la date : 20 juin 2013, jour du vote. Résultat : 48 % contre la fermeture du village, 37 % pour. Les 15 % restants n’ont pas voté. Ethel et John ont voté pour la fermeture.

Un jour, il y aura un autre vote, puis un autre et encore un autre. Même si personne ne croit que Francois survivra, une question reste en suspens : combien d’années avant que le village ne meure ?

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.