OPINION

INFIRMIÈRES
Prises au piège

Les récentes sorties médiatiques d’infirmières québécoises ont permis de mettre au jour la lourdeur des conditions dans lesquelles elles sont contraintes d’exercer au quotidien.

Dans cette foulée, nous souhaitons faire connaître les résultats d’une étude qui demeure en cours, réalisée auprès d’infirmières québécoises exerçant en milieux hospitaliers qui se disent victimes de harcèlement psychologique de la part de leur supérieur – phénomène mieux connu sous le vocable de violence verticale.

Au vu de nos résultats partiels, nous constatons que les infirmières victimes voient leur potentiel se restreindre et leur rapport au soin se transformer. Les participantes nous ont également rapporté leurs préoccupations associées aux conséquences néfastes du phénomène sur leur santé et plus particulièrement sur celle des personnes soignées.

Surveillance oppressante

Outre les critiques négatives, futiles et persistantes, parfois proférées délibérément devant les collègues, pour en démultiplier la force, et prenant souvent la forme de l’acharnement, les infirmières victimes de violence verticale rencontrées ont toutes insisté sur le fait qu’elles se sentaient prises au piège par des mécanismes de surveillance oppressants qui passent par le cumul de preuves : « Elle photocopiait toutes mes notes, ce que j’écrivais, pour être certaine d’être capable d’attraper des erreurs […], pis là, elle gardait ça. »

Lorsqu’elles se sentent ainsi menacées par une surveillance disciplinaire excessive, nos résultats indiquent que les infirmières développent une hypervigilance ayant des effets directs sur leur travail.

Ces dernières en viennent par exemple à passer beaucoup plus de temps à vérifier et contre-vérifier des aspects routiniers de leur travail qu’elles maîtrisent pourtant en tous points, mais qu’elles finissent par remettre en doute par crainte d’être prises en mal par leur supérieur. 

Malgré ces vérifications supplémentaires, le cercle vicieux de l’anxiété induit par la violence verticale augmente au contraire de façon perverse le risque d’erreur : « Au début, c’était pas des grosses erreurs. C’est juste qu’à un moment donné, j’en avais presque à tous les jours. » Au final, ces erreurs et la « baisse de performance » notamment associée à l’hypervigilance serviront souvent à légitimer les écarts de conduite et l’acharnement de leur supérieur.

Conséquences pour les patients

Dans un tel état d’hypervigilance, nous remarquons également que la volonté première des infirmières de répondre aux besoins du patient devient secondaire et bascule vers un état de préoccupation constante ayant trait aux activités infirmières monitorées bureaucratiquement, donc facilement traçables : « J’étais tellement concentrée sur la tâche, sur le fait d’être surveillée, que je suis persuadée que je ne prenais plus soin de mes patients comme je le fais maintenant. »

Par conséquent, les soins techniques comme les prélèvements sanguins et l’installation de cathéters vont rapidement primer sur le soin relationnel. Ainsi, des infirmières qui se retrouvent dans cette situation intenable vont par exemple cesser d’écouter les préoccupations du patient anxieux en période préopératoire ou omettre de réconforter celui qui vient d’apprendre qu’il a un cancer : « J’avais plus le temps de faire ça, parce que […] ça me dépassait. J’étais pas capable d’en arriver là, parce que j’étais trop concentrée à faire mes affaires pour que le moins de choses possible me soient reprochées. »

Par ailleurs, de façon à préserver la qualité des soins, certaines infirmières iront jusqu’à écrire leurs notes au dossier du patient pendant les pauses ou les heures de dîner et donneront de la sorte leur temps de repos à l’employeur pour s’assurer de fournir des notes complètes et étoffées et ainsi diminuer le risque de représailles devant ce qui pourrait être retenu contre elles.

Une infirmière interviewée a confié avoir perdu 15 livres après 3 mois consécutifs de violence verticale au travail ; toutes nous ont confié avoir vécu de l’insomnie et plusieurs, des tremblements en exerçant – effets collatéraux qui, de plein fouet, nuisaient à leur activité à titre de professionnelles de la santé.

Dans ces circonstances, bien souvent, la seule solution qui s’offre à elles est de quitter le milieu malsain, de quitter l’emploi.

« C’est au moment où je me suis mise à pleurer avant d’entrer sur mes quarts de travail, pis en sortant de mes quarts de travail […] que je me suis dit : ‘‘Ça suffit. Je peux pu tolérer ça’’. » 

Devant l’impuissance des victimes, les supérieurs parviennent généralement à obtenir ce qu’ils veulent, c’est-à-dire l’exclusion de ces infirmières qu’ils considèrent comme indésirables : « De toute façon, je me disais : ‘‘C’est sa parole contre la mienne. Pis ma parole, elle vaut rien’’. »

Si nous étions a priori portés à croire que la violence verticale dans les milieux hospitaliers était dénoncée par les infirmières, il en serait tout autrement selon nos résultats alors qu’une seule participante a procédé à une dénonciation en bonne et due forme par les canaux institutionnels – mesures qui ne se sont révélées efficaces que temporairement. Même lorsque plusieurs collègues sont conscientes de la violence verticale subie au quotidien par une infirmière, personne n’oserait « aller au front », selon ce qui nous a été confié, et ce, par peur de représailles.

Système de contraintes

Les résultats partiels de cette étude en disent long sur la violence verticale et le système de contraintes qui pèsent sur ces infirmières. Ces résultats, mais également ceux d’autres études menées par le professeur Martin, indiquent toutefois que les supérieurs hiérarchiques, les gestionnaires des centres hospitaliers doivent eux-mêmes évoluer dans un lourd système de contraintes et de reddition de comptes.

Par ailleurs, la dérive autoritaire centralisatrice à travers laquelle ils sont maintenant contraints d’évoluer et qu’ils dénoncent de plus en plus malgré les risques encourus, ne serait pas étrangère à ce que certains d’entre eux font malheureusement subir aux infirmières – ce qui nous amène à croire que le cycle de la violence est bien implanté dans notre système de santé, à partir de ses plus hautes hiérarchies, et que cette violence fait son chemin tout au long de la « chaîne de commandement ».

Par conséquent, il est impératif de faire connaître cette réalité, notamment par le biais de la recherche, si nous voulons un jour arriver à la transformer.

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