Opinion

Le français en forte progression grâce à l’Afrique 

La parution du remarquable ouvrage de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), La langue française dans le monde 2018, couvre tant de domaines de l’activité humaine en français, qu’il est irréaliste d’en dresser ici un juste résumé. Sa lecture permet toutefois de dégager quelques tendances majeures.

Le français est en forte progression. Cinquième langue la plus parlée dans le monde, elle pourrait flirter avec le premier rang en 2050 grâce au triplement du nombre de ses locuteurs. Alors qu’elle compte pour 3 % de la population mondiale aujourd’hui, elle représentera 8 % à cette date. Le français est la deuxième langue la plus apprise dans le monde, y compris aux États-Unis, après l’espagnol. Derrière cette évolution globale, toutefois, se dessinent d’autres mouvements plus complexes et contradictoires.

Un rééquilibrage historique de la dynamique francophone est en cours. La croissance du nombre des locuteurs francophones ne dépend plus majoritairement des pays où le français est la langue maternelle (l’Europe et le Québec, par exemple), mais de régions où le poids démographique de la population francophone bouscule les équilibres sociolinguistiques globaux du passé (Afrique de l’Ouest, Afrique subsaharienne et océan Indien).

Sur les 300 millions de francophones estimés en 2018, 235 millions sont nés et vivent en français, dont 60 % résident sur le continent africain.

En 2050, plus de 70 % des francophones seront africains. Chez les 15 à 29 ans, cette proportion grimpera à 90 %. 

Dans certains pays d’Afrique centrale (République démocratique du Congo (RDC), Gabon, Congo-Brazzaville), les francophones totalisent plus des trois quarts de la population des 15 à 34 ans. Ils constituent le « noyau vital » qui infléchit l’évolution future de la « galaxie francophone ». En fait, tout se passe comme si l’avenir du français s’émancipait peu à peu de la nation et répondait à une dynamique polycentrique.

Continent plurilingue

L’Afrique n’est pas un espace linguistique homogène. Alors que la population francophone compte pour au moins 50 % au Congo-Brazzaville, en RDC et à Djibouti, elle représente seulement 6 % au Rwanda, 8 % au Burundi, 15 % en Guinée-Bissau et moins de 1 % au Mozambique. Le français s’affirme partout dans un contexte multilingue, sinon au sein d’une véritable mosaïque linguistique. Le français y évolue en contact avec les langues vernaculaires (swahili, wolof, bambara, etc.) et d’autres langues étrangères, notamment l’anglais dont la présence accrue, notamment dans les études supérieures, concurrence l’expansion du français sur le continent. Autrement dit, l’espace francophone du continent est d’abord plurilingue avant d’être francophone.

La dynamique positive globale du français masque des évolutions moins florissantes. Le français reste, en effet, une langue parfois malmenée là où il avait un fort ancrage historique. Au Maghreb, l’arabe dialectal pourrait se substituer au français comme langue d’enseignement et y chasser complètement le français dans les domaines scientifiques, tandis qu’au Liban l’anglais jouerait ce rôle. L’Europe francophone, de son côté, s’est peu à peu détournée du français comme langue de communication internationale et, depuis 2010, elle ne compte que pour 3 % seulement des 22,7 millions de francophones qui se sont ajoutés sur la planète.

La langue française est aujourd’hui disqualifiée dans les offices de l’Union européenne, au premier chef par ceux dont le français est la langue nationale d’usage. 

Même l’appartenance à la Francophonie institutionnelle n’infléchit pas positivement la pratique linguistique des États membres et de leurs représentants à Bruxelles, car seule une minorité d’entre eux fait du français sa langue d’usage dans les instances communautaires.

En fait, il existe une sorte « d’œcuménisme globalo-cosmopolite », selon la formule de Hubert Védrine, qui consiste à croire que l’usage de l’anglais dans la communication est une simple réponse fonctionnaliste à la nécessité de dialoguer dans un idiome commun. L’Europe choisit donc l’anglais, portant ainsi atteinte à la diversité linguistique. En pratique, l’unilinguisme anglais comme langue de travail à l’Union européenne a pour conséquence d’exclure 45 % des locuteurs européens.

Les conditions du maintien et, surtout, de la progression du français dans le monde, dépendent donc de paramètres nombreux et variables (éducation de qualité, utilité de la langue, connaissance des pratiques et des usages), qui expliquent le caractère ouvert des scénarios prospectifs de l’OIF : entre 477 millions et 747 millions de francophones à l’horizon 2070.

On peut donc entrevoir que l’expansion du français en langue-monde entraînera une évolution plus ou moins semblable à celle de l’anglais, telle que décrite par David Graddol (English Next), c’est-à-dire la disparition du français en tant que langue unifiée. 

Le français hexagonal, dépourvu de son hégémonie prescriptive, est appelé à devenir une variante parmi d’autres du français, aux côtés des français québécois, belge, haïtien, sénégalais ou malien.

Le sort du français au cours du prochain demi-siècle est pourtant loin d’être scellé. Au Québec, où son devenir ne semble pas menacé dans l’immédiat malgré un recul préoccupant de sa présence et de son usage à Montréal, la proportion du nombre de locuteurs francophone chutera de 3 % d’ici 2050, selon la plus récente projection de Statistique Canada. L’anticipation des évolutions à venir n’est évidemment pas une science exacte. Partout, la progression du français dépendra de la conjugaison d’une multitude de facteurs et empruntera des voies différentes selon la diversité des contextes nationaux et le volontarisme plus ou moins affiché des politiques linguistiques nationales.

Le décentrement géopolitique du français en faveur de l’Afrique risque cependant de servir de prétexte à une plus grande passivité de la part des pays historiquement francophones. Ce serait une erreur, car à l’exception de la Côte d’Ivoire et du Gabon, le français n’est nulle part en Afrique francophone la langue utilisée en première intention et reste généralement une langue d’adoption ou de communication, toujours en deuxième position dans les usages.

Le rôle du Québec

À cet égard, en raison de son statut unique en Amérique du Nord et de la place privilégiée qui est la sienne au sein de la Francophonie, le Québec doit assumer pleinement ses responsabilités à l’égard du français s’il veut préserver son influence internationale. Sa participation aux différents programmes de la Francophonie institutionnelle en faveur de la promotion ou de l’apprentissage du français (TV5 Québec-Canada, Valofrase, etc.) ne suffit plus aujourd’hui à lui conférer de facto la légitimité qu’il prétend incarner.

Les incantations rituelles prononcées en faveur du français par nos premiers ministres à chacun des sommets francophones ne masqueront pas indéfiniment le laisser-faire manifesté à l’endroit de la défense et de la promotion du français au Québec, tout comme l’indifférence mûrement concoctée face à l’anglicisation de Montréal. Si on peut se réjouir à raison de l’implantation durable du français en Afrique et ailleurs dans le monde, il appartient d’abord aux peuples francophones d’assurer l’avenir de leur langue. Confier aux autres son avenir, c’est accepter qu’il nous échappe. 

Le temps est venu pour le Québec de se doter d’une politique ambitieuse de promotion du français, rouage essentiel d’une diplomatie culturelle réellement efficace et influente. Cette démarche devrait être conduite en phase avec la « vision Afrique » que le gouvernement du Québec entend présenter au printemps lors de la mise à jour de la politique internationale du Québec.

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