Réfugiés rattrapés par leur passé

Les contrecoups de l’exil

Ils fuient la guerre ou la persécution, quand ce ne sont pas les deux. Une fois à l’abri, ils se lancent dans un nouveau combat : dénicher un appartement, apprendre le français, trouver du travail. Puis, un beau matin, alors qu’ils sont bien installés et qu’en apparence tout va bien, ils s’effondrent. Rencontre avec des réfugiés qui ont sombré dans la détresse psychologique plusieurs mois après leur arrivée au Québec. Et avec l’organisme RIVO, qui leur offre un service de soutien thérapeutique.

Un dossier d’Agnès Gruda

L’histoire d’Amal

« Une voix dans ma tête me disait : “T’es nulle !” »

« Maintenant je peux pleurer, je suis heureuse. »

Cette phrase n’est paradoxale qu’en apparence. Quand on lutte chaque jour pour sa survie, quand il faut soigner les blessés, dire adieu à ses amis et se battre pour trouver de l’eau potable, il arrive qu’on se coupe complètement de ses émotions. Les larmes refusent de couler. Et ce n’est pas nécessairement une bonne nouvelle.

C’est ce qui est arrivé à Amal, une Syrienne dans la jeune trentaine qui a vécu quatre ans de guerre à Alep, sa ville natale.

Amal ne s’appelle pas vraiment Amal, mais elle préfère taire son identité, par pudeur. Intervenante psychosociale de profession, son boulot l’amenait à venir en aide aux Syriens déplacés par le conflit civil, et qui avaient trouvé un refuge temporaire dans la partie occidentale d’Alep, soumise au contrôle de Damas.

La situation à Alep-Ouest n’était pas aussi catastrophique que dans la partie orientale de la ville, longtemps contrôlée par les insurgés, lourdement bombardés et assiégés par le gouvernement syrien.

N’empêche : en quatre ans de guerre, Amal a vu son lot d’horreurs. Quand les rebelles tiraient des pluies d’obus sur la ville. Quand le campus universitaire où elle aidait les personnes déplacées a été ravagé par des bombes.

« C’était le chaos, il y avait du sang partout. Devant l’université, les corps étaient ramassés comme s’il s’agissait de déchets. »

— Amal

Elle se souvient de s’être complètement figée devant une jeune femme qui avait perdu une oreille dans le bombardement et son père qui hurlait de panique.

L’une de ses meilleures amies est tombée sous les balles d’un tireur embusqué. Personne n’a jamais su qui lui avait tiré dessus…

« J’ai vu des gens mourir devant moi, je quittais ma maison sans savoir si j’allais pouvoir revenir. »

Mais Amal n’aurait pas été plus à l’abri en se cloîtrant chez elle. « Il n’y avait aucun endroit où se cacher, alors j’ai continué à sortir. »

Amal finira par quitter la Syrie à la fin de 2015, grâce au parrainage d’une église arménienne de Toronto. Elle sera l’une des dernières, de son cercle restreint, à prendre le chemin de l’exil.

Redéfinir la normalité

Quand elle repense aux années durant lesquelles elle refusait de quitter son pays, elle se dit qu’elle vivait dans le déni.

« La guerre était très proche, et j’étais au milieu, mais ça prend des mécanismes de défense pour rester vivant. Je m’étais séparée de mes sentiments, on ne peut pas vivre dans l’anxiété perpétuelle. »

— Amal

Peu à peu, ce qui au début semblait anormal devenait la nouvelle normalité. Même la mort de sa meilleure amie tuée par un tireur isolé faisait partie de cette nouvelle réalité.

Amal n’est pas la seule à avoir survécu en réussissant à se couper de ses émotions. En mettant sa peur et sa peine au vestiaire.

« Des réfugiés qui se sont longtemps déconnectés de leurs émotions, c’est fréquent, cela leur permet de ne pas être envahis par une charge émotionnelle sous laquelle ils pourraient s’effondrer », explique Véronique Harvey, psychothérapeute et formatrice au Réseau d’intervention auprès des personnes ayant subi la violence organisée (RIVO), qui offre des services d’aide psychologique aux rescapés en détresse.

Mais la folie de la guerre et les pressions de ses proches déjà émigrés au Canada ont fini par convaincre Amal de faire le saut.

Après le danger

Ce n’est qu’une fois arrivée au Canada, où l’attendaient ses deux sœurs et sa mère, qu’Amal a fini par craquer. Elle n’était plus en danger. Et elle a peu à peu laissé tomber ses mécanismes de défense. Et pour elle, le chemin de l’intégration a pris la forme d’une montagne insurmontable.

C’est arrivé de manière insidieuse. Amal est une jeune femme active, mais à Montréal, elle s’est heurtée à des différences culturelles qu’elle n’avait pas prévues. Elle s’est aussi heurtée à quelques portes fermées.

« J’avais toujours vécu dans une société ouverte, alors je ne m’attendais pas à vivre un choc culturel. Et il y avait tant de choses à apprendre ! »

Par exemple, Amal a dû apprendre à s’affirmer. À dire directement : « Je veux ceci. » En Syrie, cela aurait passé pour de l’impolitesse.

Mais surtout, cette jeune femme habituée à jouer un rôle indispensable dans la société a eu le sentiment qu’elle ne servait à rien. Qu’elle était prisonnière d’un cercle qui se refermait sur elle.

Elle broyait du noir. Et son estime d’elle-même a dégringolé.

« Le matin, devant des journées vides, une voix dans ma tête me disait : “T’es nulle.” »

Cette perception s’ajoutait à l’érosion de l’image de soi qu’entraînent souvent les conflits armés.

« La violence organisée vise à déshumaniser les gens, et parfois, les réfugiés s’approprient cette image négative. »

— Véronique Harvey, psychothérapeute au RIVO

Et la confiance en soi plonge sous zéro.

Pour la première fois de sa vie, la jeune femme qui avait passé sa vie adulte à venir en aide aux autres s’est retrouvée dans une situation où celle qui avait besoin d’aide, c’était elle.

Elle a fini par faire appel au RIVO, où elle a été suivie par Véronique Harvey. Au fil des séances, elle a reconstruit sa carapace.

« En consultant, j’ai compris que la chute d’estime de soi est normale, que je n’étais pas la seule, que je n’étais pas bizarre », confie la jeune femme qui s’exprime dans un excellent français. À peine cherche-t-elle un mot ici et là pour exprimer sa pensée avec plus de précision.

Elle a aussi compris autre chose : qu’avant de reconstruire sa vie à partir de zéro, elle devait « guérir » de ce qu’elle avait vécu en Syrie. De la peur réprimée, de l’insécurité, de la banalisation de la haine.

Amal est arrivée au Canada à la fin de 2015, avec la vague d’accueil de réfugiés syriens. Depuis novembre dernier, elle travaille dans une ressource d’hébergement pour femmes, à Montréal.

Aujourd’hui, elle va bien. Elle a réappris à pleurer.

Un service unique

Le RIVO est le seul organisme communautaire, à Montréal, à offrir du soutien psychologique aux victimes de violences organisées. Il compte une quarantaine de psychologues et thérapeutes qui acceptent de faire des consultations à tarif réduit. La majorité de ses clients sont des réfugiés ou des demandeurs d’asile.

L’organisme vit de subventions et de dons du public – ceux-ci représentent environ 25 % de son budget. Il a été durement touché par les coupes de fonds sous le gouvernement Harper, en 2010. Son budget avait alors rétréci de 85 %. De 700, le nombre de ses patients est passé à quelques dizaines.

Depuis 2015 et le rétablissement de son financement public, le RIVO rejoint de plus en plus de patients : 134 en 2016, 269 l’an dernier, et probablement autour de 400 en 2018.

Et avec l’augmentation des arrivées de nouveaux demandeurs d’asile, la demande monte en flèche. « Actuellement, nous recevons environ une référence par jour », constate Véronique Harvey, psychothérapeute et formatrice au RIVO. Si la tendance se poursuit, l’organisme pourrait se retrouver à bout de souffle.

L’histoire de Demba

La mort aux trousses

Demba a longtemps résisté à l’idée de consulter un thérapeute. Il ne s’imaginait pas étendu sur un divan, en train de raconter sa vie à un étranger.

Mais il se sentait tomber de plus en plus dans l’isolement et la déprime. Le ressort qui l’avait mené à quitter d’abord son pays d’Afrique de l’Ouest, puis la Thaïlande où il s’était réfugié pendant quatre ans, s’était cassé. Il touchait le fond.

Si Demba ne veut pas être présenté sous son vrai nom ni préciser son pays d’origine, c’est parce qu’il a peur d’être reconnu. Peur qu’un membre de sa famille ne se lance à ses trousses pour l’assassiner, tout simplement parce qu’il est gai.

Avec sa maîtrise en gestion, Demba vivait bien dans son pays africain, grâce à un bon emploi dans une banque.

C’est quand son père le découvre en compagnie de son petit ami que sa vie bascule.

« Dans mon pays, les homosexuels peuvent se retrouver en prison, ou être lynchés. »

— Demba

On sent encore ce jeune trentenaire timide et réservé fragile, 16 mois après son arrivée à Montréal.

Humilié à son travail, où la rumeur de son orientation sexuelle s’est répandue, Demba a vécu un terrible choc quand son copain a cédé aux pressions de sa famille et a accepté de rendre visite à ses parents. Il n’est jamais revenu.

Malgré l’assassinat de son amoureux, Demba accepte à son tour l’invitation de sa propre famille, dans l’espoir de se réconcilier avec son père. Celui-ci le fait plutôt enfermer dans une ferme abandonnée, où il vit quatre jours d’enfer.

Encore aujourd’hui, Demba a peine à décrire les sévices qu’il a subis, qui le hantent régulièrement sous forme de flash-back. Ses geôliers l’ont attaché nu à un poteau, l’ont affamé, l’ont violé à répétition. Ils brandissaient leurs machettes en le menaçant de le découper en petits morceaux, en commençant par son sexe.

Après quatre jours de séquestration, Demba réussit à prendre la fuite, grâce à l’aide d’un cousin. Il n’a pas trop le temps de réfléchir à sa prochaine destination. La Thaïlande accorde facilement des visas aux visiteurs qui débarquent à Bangkok. Alors, va pour la Thaïlande.

Demba évoque avec une certaine nostalgie ses premières années en Thaïlande, où il a enseigné les mathématiques et l’anglais, tout en apprenant la langue thaïe. Jusqu’au jour où son passeport a expiré.

Pas question d’aller le faire renouveler à l’ambassade de son pays : Demba a bien trop peur d’être localisé. Il finit par se rendre aux autorités et passe un an et demi en détention. D’où il sortira comme réfugié, en route pour le Canada, où il débarque en novembre 2016. « En plein froid », se souvient-il.

Mais pire que le froid, il y a la solitude qu’il connaît dans ce deuxième exil. Les entrevues pour des emplois qui se terminent par le fatidique : « Avez-vous de l’expérience québécoise ? »

Il y a aussi les regards qui vous enferment dans des clichés qui n’ont rien à voir avec ce que vous êtes.

« À cause de la couleur de votre peau ?

— Oui, il y a aussi ça. »

Ce que Demba a trouvé le plus difficile, c’est de perdre sa place dans la société et de se retrouver seul au monde.

« Il y a des jours où je ne sortais pas de chez moi. »

Et pendant ces jours de grande solitude, les images de ce qu’il avait vécu dans la ferme abandonnée revenaient le hanter.

Avec le temps, il s’est senti de plus en plus confus. Devait-il se réaligner professionnellement ? Aller vers l’informatique, ou l’humanitaire ?

« Les gens pensent que tu n’as rien à apporter à ce pays. Mais moi, j’ai des choses à apporter, je veux contribuer ! »

« J’étais perdu, je n’avais aucune oreille attentive, je ne savais pas quoi faire, je déprimais. » Demba a mis du temps avant de reconnaître à quel point il était déprimé. Et à quel point il avait besoin d’aide.

Pas le seul

Véronique Harvey, psychothérapeute au RIVO (Réseau d’intervention auprès des personnes ayant subi la violence organisée) n’a pas été surprise par les horreurs que lui a décrites Demba : malheureusement, les membres de minorités sexuelles subissent fréquemment ce type de traitement en Afrique.

Et leurs souvenirs remontent à la surface une fois qu’ils ont mis les pieds dans leur pays d’accueil. Parfois plusieurs mois après leur arrivée.

« Quand les gens se sont posés, qu’ils ont trouvé un appartement, quand ils ont inscrit leurs enfants à l’école, tout à coup il y a un silence, et le trauma qu’ils ont vécu refait surface. »

— Véronique Harvey, psychothérapeute au RIVO

Certains vivent alors des moments de « dissociation », ils semblent physiquement ici, mais mentalement, ils sont dans leurs souvenirs douloureux. Ces incidents qui exposent leur vulnérabilité les plongent par la suite dans la honte.

D’autres, comme Demba, luttent contre les flash-back récurrents, ont des idées suicidaires, des symptômes d’anxiété au point de devenir non fonctionnels dans certaines sphères de leur vie, dit Véronique Harvey.

Certaines des personnes auxquelles vient en aide le RIVO sont des enfants, comme ce gamin très turbulent à l’école, qui avait été témoin du viol de sa mère.

Quand son cauchemar est remonté à la surface, Demba s’est plutôt replié sur lui-même, effrayé et isolé, quand il a finalement accepté de consulter.

Il lui arrive encore d’appeler Véronique Harvey quand il rumine des idées sombres. Mais il va mieux. Beaucoup mieux.

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