Internet

Ils dansent avec les trolls

Devenu le symbole de l’incivilité sur l’internet, le troll demeure pourtant mystérieux. Peu d’études ont été consacrées à cet internaute qui s’amuse à faire dérailler les conversations, abreuve les autres de moqueries ou répète ad nauseam ses théories fumeuses. La Presse a rencontré trois personnes dont le travail les a amenées à les côtoyer. Et parfois à les dompter.

URBANIA : DANS LA FOSSE AUX TROLLS

En fondant le magazine Urbania, en 2003, on a réuni tous les ingrédients pour en faire l’observatoire idéal des trolls. Ce média qui se décrit comme « intelligent, irrévérencieux et fougueux » a également fait le pari en 2009 d’avoir une communauté internet active.

C’est ce village internet qu’Éric Samson a géré à partir de janvier 2014, pendant 18 mois. Il en a tiré une « typologie des trolls » qu’il a présentée dans une chronique l’an dernier (voir onglet « Cinq nuances de trolls »).

« C’est vraiment au cours de cette expérience que j’ai fait face au plus grand nombre de trolls, explique-t-il. Urbania, c’est un média qui a tendance à être irrévérencieux et qui n’a pas peur des sujets polarisants. »

Urbania a pourtant pris dès le départ la résolution de laisser une grande liberté aux lecteurs qui commentaient les chroniques. « Prendre le pari d’une liberté radicale était beaucoup plus bénéfique que la censure. » M. Samson assure n’avoir effacé que « très peu » de commentaires. « On avait quand même des irréductibles qui revenaient chaque fois et ressortaient la même rengaine. Il y a un peu de monomanie là-dedans… »

La solution la plus efficace, en fait, a été d’utiliser la communauté elle-même. Les lecteurs sont invités à aimer les commentaires les plus pertinents, qui se retrouvent automatiquement au haut de la liste.

MICHELLE BLANC : « ÇA M’A COÛTÉ DEUX ANS DE THÉRAPIE »

Blogueuse et femme d’affaires, experte des réseaux sociaux, Michelle Blanc est probablement une des cibles préférées des trolls québécois. Parce qu’elle est transsexuelle et qu’elle l’affiche avec aplomb.

« Je reçois beaucoup d’insultes et, de temps en temps, je fais un exemple. J’affiche un commentaire “poche” et il est arrivé quelques fois que l’auteur appelle et s’excuse. » À au moins cinq reprises, les commentaires déplacés viraient en menaces criminelles et ont abouti à une plainte à la police. La dénonciation de Jeffsabres, qui avait harcelé sur Twitter de nombreuses personnalités québécoises, fait partie de ces dossiers.

Elle n’approuve pas du tout la consigne de « ne pas nourrir le troll », une expression populaire indiquant qu’il vaut mieux ignorer les commentaires hargneux. « Mais ça lui permet de continuer. Si personne ne met jamais son pied à terre, c’est encore plus le free-for-all. La seule chose qui marche, c’est la police ou exposer leurs commentaires sur les blogues. »

La retraite ou le silence n’ont jamais été une option pour Mme Blanc. « Si je prends ma retraite, j’arrête de gagner ma vie. Je n’ai pas le choix, j’ai une tête de cochon, et je ne suis pas le genre à me laisse intimider. Mais j’ai payé deux ans de thérapie à mes frais. Le CAVAC [Centres d’aide aux victimes d’actes criminels] ne paie pas. »

PROFESSION : MODÉRATEUR PROFESSIONNEL

D’un côté, de nombreux médias désireux de gâter leurs lecteurs avec des forums, mais peu enclins à payer pour les surveiller. De l’autre, des internautes qui profitent de l’occasion pour brasser la cage, parfois un peu trop. Entre les deux : la firme française Netino, fondée en 2002 et qui s’occupe aujourd’hui d’une centaine de clients, la plupart en France, avec une bonne antenne québécoise comprenant Le Journal de Montréal, TVA et La Presse.

Premier constat : il est vrai que les débats sur l’internet, particulièrement sur les sites des grands médias, ont bien changé depuis une décennie. « Au début, c’était quelque chose qui était surtout utilisé par les passionnés de l’actualité, note Jérémie Mani, PDG de Netino. Progressivement, on a vu arriver des gens plus représentatifs du Québécois et du Français moyen. Avec les avantages et les inconvénients, notamment que certains manquent d’arguments et tombent facilement dans le sacre et l’agressivité. »

Il note d’entrée de jeu que ses modérateurs n’éliminent que 15 % des messages sur les sites québécois – contre 25 % en France. Autre différence, les Québécois manifestent sur l’internet « un peu plus d’humour, un désir de dialoguer plus grand, et ce, dans tous les médias », dit M. Mani.

Plutôt que de se plaindre de la hausse du nombre de trolls, il préfère les voir comme des « mauvaises herbes » qui ont tendance à contaminer un terrain. « Plus on les enlève vite, moins il y en a. L’insulte appelle l’insulte. Quand vous arrivez dans un forum où les premiers commentaires sont posés et positifs, c’est plus difficile d’afficher votre racisme. »

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