Élections fédérales 2019

Les trois solitudes

On ne parle plus de deux solitudes, mais de trois, tellement l’aliénation de l’Alberta et de la Saskatchewan engendre un dialogue de sourds. À cette cacophonie, il faut ajouter les Premières Nations, déçues par Justin Trudeau. Portrait des mécanismes qui ont joué hier dans les résultats électoraux des différentes régions du pays, selon des politologues d’un océan à l’autre.

Ontario

Une personne est responsable à elle seule du statu quo dans la province la plus populeuse : Doug Ford. « Les électeurs du 905, la banlieue de Toronto, pensaient élire le frère de Rob Ford », explique Sandford Borins, spécialiste de la gestion publique à l’Université de Toronto. « Mais un Ford à la mairie, ce n’est pas la même chose qu’un Ford comme premier ministre. Les coupes ont été mal faites, il y a des problèmes. Les gens arrachent les autocollants contre la taxe sur le carbone que Doug Ford a fait apposer dans les stations-service. Les électeurs se sont mobilisés pour barrer le chemin aux conservateurs, les libéraux en pardonnant à Justin Trudeau, les conservateurs en votant stratégique si nécessaire. » Sa collègue Pauline Beague précise que beaucoup d’Ontariens sont dans la fonction publique et que les syndicats ont multiplié les pubs anti-Ford, puisqu’ils ne pouvaient intervenir directement dans la campagne fédérale. 

Québec

La grande question au Québec est le rôle d’Yves-François Blanchet dans la performance du Bloc québécois, selon André Blais, de l’Université de Montréal. « Je ne crois pas au vote stratégique dans ce cas-ci. Au Québec, les souverainistes forment entre 30 % et 35 % de la population, je suppose. Tout le monde s’attendait à ce que le Bloc ne performe pas. Je crois que la performance de M. Blanchet a joué un rôle important. » Cela signifie-t-il que le Bloc retournera au « cimetière » s’il part ? « Il pourrait y avoir un deuxième sauveur », dit M. Blais. La sociologue Claire Durand, de l’Université de Montréal, souligne que le vote bloquiste a été très peu surestimé, ce qui est rare pour un tiers parti. « C’était le premier choix des électeurs bloquistes », dit Mme Durand. Cela va donc dans le sens d’un électorat bloquiste solide. À l’inverse, il pourrait exister un plafond à 20 % pour les conservateurs, selon M. Blais. 

Maritimes

« La grande surprise, c’est la victoire des verts à Fredericton », affirment à l’unanimité Donald Wright, de l’Université du Nouveau-Brunswick, Tom Bateman, de l’Université St. Thomas à Fredericton, et Mario Levesque, de l’Université Mount Allison à Sackville. « Le NPD s’est tellement écrasé dans les quatre provinces qu’il commence à être très difficile d’attirer de l’argent, des notables et des volontaires, dit M. Wright. Même en Nouvelle-Écosse, la patrie d’Alexa McDonough, où il demeure devant les verts, les libéraux sont rentrés à Halifax. » La région dépend beaucoup du soutien du revenu fédéral et, pour cette raison, plusieurs circonscriptions sont libérales depuis des décennies. « Contrairement au NPD, les verts ne jouent pas sur cette force libérale, ça les aide, dit M. Bateman. Il faudra voir si ça survivra aux personnalités fortes qui mènent les verts au Nouveau-Brunswick et à l’Île-du-Prince-Édouard. » 

Prairies

On met le Manitoba et la Saskatchewan dans la même région, mais c’est bien pour faire plaisir aux sondeurs, dit Jim Farnea, de l’Université de Regina. « La Saskatchewan dépend beaucoup des industries minière et pétrolière, dit M. Farnea. Même si c’est le siège historique des créditistes, donc du NPD, il y a eu des votes conservateurs unanimes dès les années 60. » Deux facteurs protègent le NPD au Manitoba, selon Christopher Adams, de l’Université du Manitoba. « Le Bouclier canadien traverse la province, alors il n’y a pas de champs jusqu’au nord. Les communautés autochtones traditionnelles sont protégées par la géographie. Et Winnipeg est une ville plus grosse que Regina et Saskatoon où il y a des pauvres, des autochtones. En Saskatchewan, la banlieue va jusque dans le centre des villes. »

Alberta

Le vote conservateur massif dans la province pétrolière est essentiellement « affectif », selon Melanee Thomas, de l’Université de Calgary. « Les électeurs s’identifient à cette victimisation, au combat contre tout affront réel ou imaginé. Les conservateurs ont réussi à les convaincre que la résistance à l’élargissement de l’oléoduc Trans Mountain vient d’Ottawa et du Québec, alors qu’il s’agit d’une question de droits autochtones, et que la péréquation est un complot québécois. » Le NPD a toutefois sauvé les meubles avec un siège dans Edmonton et un bon résultat dans la ville universitaire de Lethbridge, et les libéraux ont obtenu 30 % des voix dans certaines circonscriptions. « Quand ce vote affectif va s’essouffler, les conservateurs vont être moins dominants », dit Mme Thomas.

Colombie-Britannique

La grande surprise, c’est qu’aucune victoire n’a été assez serrée pour justifier un nouveau dépouillement des votes, dit Kim Speers, de l’Université de Victoria. « Les verts sont partis en grande, mais à un certain point, les électeurs ont voulu parler de coût de la vie, d’autre chose que de l’environnement. » Les verts étaient donc trop verts pour la province ? « Oui, c’est un peu ça, dit Mme Speers en riant. On a vu des gens voter stratégique, libéral ou NPD, pour être sûr de barrer la voie aux conservateurs. Et Andrew Scheer a augmenté à 17 son nombre de circonscriptions, parce que l’intérieur est plutôt conservateur. On l’oublie souvent, mais la moitié de la population de Colombie-Britannique est en faveur de l’expansion de Trans Mountain. »

Élections fédérales 2019

Les verts ont besoin d’une « machine électorale »

Le résultat « très décevant » obtenu lundi par les verts démontre que la formation a besoin d’une meilleure organisation électorale, croit l’ancien chef du Parti vert du Québec et ex-député péquiste Scott McKay.

« Ils ne peuvent pas simplement miser sur le capital de sympathie, il faut qu’ils mettent en place une machine électorale, une stratégie », a-t-il déclaré à La Presse.

L’ancien politicien devenu consultant cite la performance du chef bloquiste Yves-François Blanchet et celle de Valérie Plante lors de la dernière campagne à la mairie de Montréal, il y a deux ans, comme exemples de campagnes bien préparées et bien menées.

« Ce n’est pas parce que tu as un message qui est plus innovateur que les règles de “campagne électorale 101” ne s’appliquent pas », lance-t-il.

Le Parti vert n’avait pas « suffisamment de candidatures vedettes, de candidatures fortes », ajoute Annie Chaloux, professeure en politique environnementale à l’Université de Sherbrooke.

La formation d’Elizabeth May n’a par ailleurs plus le monopole des enjeux environnementaux, si bien qu’une « vague verte » s’est concrétisée, mais « à travers les autres partis », analyse-t-elle.

Les verts ont néanmoins fait un gain « assez impressionnant » en doublant le pourcentage du vote obtenu par rapport aux élections de 2015, souligne Annie Chaloux.

« C’est plus dur de percer dans  un système uninominal à un tour, mais ils l’ont fait. »

— Annie Chaloux, professeure à l’Université de Sherbrooke

Changer de chef

« On aurait évidemment aimé beaucoup mieux performer », reconnaît sans détour Daniel Green, chef adjoint du Parti vert et candidat défait dans Outremont.

Reconnaissant que les performances d’Yves-François Blanchet et de Jagmeet Singh ont « beaucoup aidé » leurs formations respectives, il n’exclut pas que le Parti vert puisse se doter d’un autre chef pour la prochaine campagne électorale.

« Madame May l’a dit, même avant la campagne : elle adore être députée, mais moins être cheffe », rappelle-t-il.

L’écotoxicologue relativise toutefois les résultats en disant qu’il s’agissait de la « première vraie campagne » de sa formation, avec « de bons candidats partout », mais constate lui aussi qu’une meilleure organisation s’impose.

« L’efficacité libérale pour sortir le vote est incroyable », souligne-t-il.

Daniel Green en veut cependant au système électoral, qui nuit aux petits partis, soulignant que les verts ont obtenu moins de 1 % des sièges avec plus de 6 % des voix.

Le Parti vert doit aussi mieux atteindre l’électorat jeune, croit Daniel Green, qui souligne que « c’est ce qui a permis à Québec solidaire de percer. Encore une fois, ça prend des équipes, une plus grosse machine ».

La ligne de fracture

Même si les autres partis se sont approprié les enjeux environnementaux, le Parti vert a toujours sa place sur l’échiquier politique fédéral, croient Scott McKay et Annie Chaloux.

« L’environnement a quand même été la ligne de fracture à ces élections-ci ; ça ne sera pas moins le cas dans le futur », affirme le premier.

« Le rôle du Parti vert est d’avoir de bonnes idées, mais il se peut qu’elles percolent dans les autres partis », ajoute la seconde, qui croit que le contexte de gouvernement minoritaire pourrait être favorable aux verts.

« On a beaucoup appris dans cette campagne », philosophe Daniel Green, qui trouve tout de même du positif dans la situation : sa formation n’aura probablement pas à attendre quatre ans avant de tenter sa chance à nouveau.

« Beaucoup de candidats m’ont dit qu’ils n’abandonnent pas, confie-t-il. Je leur ai suggéré de garder leurs pancartes, on va les recycler ! »

D’abord, renflouer les coffres

Avant de faire tomber le gouvernement minoritaire, les partis devront évaluer s’ils ont les moyens de repartir en campagne électorale

L’argent étant le nerf de la guerre, les partis sont-ils prêts à fourbir leurs armes de nouveau pour une nouvelle campagne ?

À l’évidence, ce n’est probablement pas le cas de tous les partis.

« On ne sait pas encore exactement combien chaque parti politique a emprunté pour faire la campagne », note Duff Conacher, cofondateur de l’organisme Democracy Watch et professeur à l’Université d’Ottawa. Cette information, à propos de laquelle les partis politiques restent vagues en ce moment, sera officiellement publiée au printemps, lorsque les partis remettront leurs rapports de dépenses à Élections Canada. À titre d’exemple, en 2015, les principaux partis ont dépensé entre 4 millions (Parti vert) et 43 millions de dollars (Parti libéral).

Mais de tous les partis politiques, M. Conacher estime que le Nouveau Parti démocratique (NPD) et le Parti vert sont particulièrement dans une mauvaise posture financière.

En août 2018, confrontés à une baisse des dons de leurs partisans, les néo-démocrates se sont résignés à prendre une hypothèque de 12 millions de dollars sur l’immeuble qu’ils possèdent au 279, rue Laurier à Ottawa et qui abrite leur quartier général. L’édifice Jack-Layton a été acheté en 2004 par le parti, qui avait payé 3,5 millions de dollars à l’époque.

« Peut-être vont-ils devoir vendre l’immeuble. »

— Duff Conacher, cofondateur de l’organisme Democracy Watch et professeur à l’Université d’Ottawa 

Une décision qui permettrait d’éliminer une partie des dettes du parti, mais qui affaiblirait considérablement sa capacité à emprunter pour financer une nouvelle campagne électorale.

Juste avant le début de la campagne électorale, La Presse canadienne a révélé que les associations de circonscription néo-démocrates avaient déclaré environ 3,8 millions d’actifs nets en 2018, bien loin derrière les 21 millions d’actifs des associations libérales et les 24,2 millions des associations conservatrices.

Les rapports financiers indiquaient également qu’en 2018, les associations de circonscription du NPD avaient recueilli environ 1,2 million de contributions durant l’année. Les associations de circonscription libérales avaient récolté environ 8,5 millions en contributions durant la même période, contre environ 4,7 millions pour les conservateurs.

Quant au Parti vert, s’il avait collecté 3,1 millions de dollars en 2018, il a démarré l’année avec 1,1 million dans les coffres, une fois les dépenses déduites. Au moins 780 000 $ s’étaient ajoutés en dons durant les trois premiers mois de l’année.

La disparition du financement public des partis politiques a des effets douloureux pour les plus petits partis, rappelle Duff Conacher. De 2004 à 2015, les partis fédéraux récoltaient 2 $ de l’État pour chaque vote obtenu. Après avoir été réélus en 2011, les conservateurs avaient progressivement mis fin à la mesure. En janvier 2018, le Bloc québécois avait réclamé le retour du financement public en accordant 1,75 $ par vote, une proposition rejetée par les libéraux qui s’étaient dits, à l’époque, « assez confortables avec le système de financement des partis actuel ».

Une campagne à moins de 1 million pour le Bloc

Pas de pub dans les journaux. Ni à la radio. Encore moins à la télé. La campagne fédérale 2019 du Bloc québécois sera mémorable, et pas seulement en raison de la remontée spectaculaire de l’appui des électeurs. Elle aura été également la plus frugale depuis des lustres. De l’argent, il n’y en avait tout simplement plus dans les coffres au moment de lancer la campagne.

« Ç’a été l’élection où on a investi le moins d’argent. »

— Louis Plamondon, député du Bloc québécois dans Bécancour–Nicolet–Saurel depuis 1984

« En 2011, on avait dépassé 6 millions. En 2015, c’était 2,6 millions. Cette fois, c’était moins de 700 000 $. Je n’ai jamais vu ça. »

L’arrivée d’Yves-François Blanchet à la tête du parti a permis de récolter juste assez d’argent pour garder le parti fonctionnel.

 « Ça a suffi pour vivre toute l’année, payer le loyer, payer deux employés permanents, mettre de l’argent de côté pour la campagne et organiser des campagnes de financement, dit le député Plamondon. Ça n’a pas été facile ! »

« On n’est plus dans les belles années pendant lesquelles on n’avait pas de soucis financièrement », admet Rhéal Fortin, qui vient de décrocher un second mandat. « Faute de financement étatique, on est obligés d’aller quêter nos partisans. C’est ce qu’on a fait pour la campagne, et c’est ce qu’on va se remettre à faire dès demain. On ne sait pas s’il y aura une élection dans un, deux ou quatre ans. Il va falloir être prêts, et ça veut dire de se mettre au travail pour trouver de l’argent. »

— Avec Simon-Olivier Lorange, La Presse

Combien les partis ont-ils dépensé lors de la campagne de 2015 ?

Parti libéral 

43 millions

Parti conservateur 

41,9 millions

NPD 

29,7 millions

Parti vert 

3,9 millions

Bloc québécois 

2,6 millions

La Loi électorale permet à un parti enregistré qui a obtenu au moins 2 % des votes validement exprimés à l’échelle nationale d’obtenir un remboursement de 50 % des dépenses électorales payées pour des élections générales.

Source : Élections Canada

Élections fédérales 2019

Les résultats vus par les médias étrangers

La formation d’un gouvernement libéral minoritaire témoigne de la perte de popularité de Justin Trudeau mais aussi, voire plus, de la faiblesse de son adversaire conservateur.

Tel est du moins l’un des principaux thèmes qui ressortaient hier des analyses publiées dans les grands médias étrangers au lendemain du vote.

Le Los Angeles Times a relevé que l’électorat avait châtié le premier ministre en refusant une majorité à sa formation tout en permettant à son parti de contenir la poussée de troupes conservatrices minées par un chef sans relief.

Andrew Scheer, note le quotidien avec sévérité, a « entrepris la campagne comme un inconnu et l’a terminée comme l’un des aspirants au leadership les moins intéressants » que le pays ait connus dans un passé récent.

La montée du Bloc québécois, indicatrice d’un « nationalisme réénergisé » au Québec, est porteuse de « conflits potentiels » pour le chef libéral, prévient par ailleurs l’auteur de l’article, qui s’attend à ce que le programme du gouvernement vire « fortement à gauche » pour satisfaire le Nouveau Parti démocratique.

Le New York Times, dans son propre compte rendu du scrutin, fait valoir que la population canadienne a reporté Justin Trudeau au pouvoir après « avoir conclu, avec réticence, qu’il était la meilleure option pour mener le pays ».

Andrew Scheer, note-t-on, a concentré ses tirs sur le caractère de son adversaire libéral plutôt « que de mettre de l’avant sa propre vision pour la nation en allant au-delà de sa volonté déclarée de réduire les impôts ».

« Profondes divisions »

Outre-Atlantique, The Guardian relève que le résultat du vote témoigne d’une « érosion significative » des appuis du premier ministre, mais devrait néanmoins lui permettre de préserver ses principales réalisations, incluant « la taxe nationale sur le carbone ».

Le scrutin a aussi mis en relief les « profondes divisions du pays », relève le quotidien, qui s’attarde au fait qu’aucun candidat libéral n’a été élu en Alberta et en Saskatchewan.

La BBC cible aussi la « perte de l’Ouest » comme un revers important pour le dirigeant libéral, qui devra trouver les moyens de composer avec le sentiment d’aliénation de la population locale.

La « résurgence » du Bloc québécois risque aussi de créer des maux de tête à Ottawa, souligne la société d’État britannique, qui évoque notamment la loi sur la laïcité comme un sujet d’affrontement potentiel.

Dans une analyse distincte consacrée aux difficultés du Parti conservateur, la BBC relève que la formation d’Andrew Scheer a tenté sans succès de prendre le pouvoir en adoptant un programme de centre droit qui évite les excès des partis populistes, en particulier sur la question de l’immigration.

Le pari de Maxime Bernier, qui avait fait de la lutte contre le « multiculturalisme extrême » une de ses priorités, n’a pas réussi non plus, souligne la BBC.

« Un score étriqué »

El Pais relève que le gouvernement libéral de Justin Trudeau constituait un « contrepoids » aux mouvements populistes de droite qui se multiplient en Occident, et plus spécifiquement à la présidence de Donald Trump aux États-Unis.

Les Canadiens, souligne le quotidien espagnol, ont décidé lundi de poursuivre dans la même voie avec une formation affaiblie par une série de scandales et de promesses non tenues.

Le Monde relève que le chef du Parti libéral a réussi « de justesse » à remporter un second mandat après avoir été longtemps à égalité avec son rival conservateur dans les sondages.

« Malgré un score étriqué, Justin Trudeau peut rêver de poursuivre le chemin tracé par son père », souligne le quotidien français.

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