Chronique

Ordinaire fentanyl

« J’ai froid. » Ce sont les dernières paroles de Frédéric. Assis au coin du lit, à 3 h du matin, complètement défoncé au fentanyl, le sportif de 43 ans grelottait. Ariane ne pouvait présumer de la gravité de la situation, elle l’a simplement invité à se recoucher. Trois minutes plus tard, il ronflait comme jamais. Le lendemain, il ne s’est pas réveillé. Lèvres blanches, corps rigide. Mort. Surdose. Dernier samedi de mars, il y a deux semaines à peine.

Je ne suis pas un gros producteur de sérotonine. De dopamine et de noradrénaline non plus. Je m’ennuie souvent, j’ai la déprime facile. Je n’ai jamais versé dans les opioïdes, mais je me suis longtemps automédicamenté. Avec de la mauvaise dope et de l’alcool, surtout. Je n’ai rien bu ni consommé depuis 10 ans maintenant, mais je comprends tous ceux et celles qui cherchent à engourdir leurs maux ; qui cherchent, et se perdent souvent.

Ariane me tend les dessins de Frédéric : des personnages sombres, tourmentés, des soleils noirs. Et son agenda fleuri, qui contraste, avec des bonshommes sourire sous la date du samedi de congé fatidique. Et des photos d’un voyage en Asie ; il est beau, costaud, rayonnant. Et encore une photographie, hilare, avec son grand-père ; Frédéric la conservait toujours avec lui. Puis des poèmes. « Je t’aime tellement, je les haïs tant. Laisse-moi couper tes ailes sales. Laisse-moi me promener… » Finalement, elle me remet un sachet vide de TEVA-FENTANYL 100 mcg/h DIN02272984. Comme une douille, l’arme du crime.

Le cadavre de Frédéric avait quatre de ces timbres collés au flanc. Du gros stock. Selon Santé Canada, les opioïdes saisis par les autorités canadiennes sont de plus en plus puissants et dangereux.

Des milliers de morts chaque année, en constante augmentation. En moyenne, 17 personnes sont hospitalisées quotidiennement en raison d’une intoxication liée aux opioïdes. En 2018, de tous les échantillons d’héroïne analysés par Santé Canada, 68 % contenaient du fentanyl.

Pas de mélange pour Frédéric. Même qu’il cessait de prendre ses antidépresseurs, ses anxiolytiques et refusait tout alcool lorsqu’il consommait du fentanyl. Il connaissait les substances et le danger de leurs interactions. Toxicomane de longue date, il avait pourtant entrepris des thérapies avec succès, allant jusqu’à devenir intervenant en maison de désintoxication cinq années durant. Diplômé universitaire, mineure en psycho, spécialiste en pharmacologie, il devenait un modèle de résilience. Mais ce grand athlète passionné de musique et de hockey a dû subir une opération à un genou, l’installation d’une prothèse. Son médecin lui a prescrit du Dilaudid, un dérivé semi-synthétique de la morphine, pour apaiser ses douleurs. Il a replongé aussitôt. Creux.

« Il n’avait plus mal, physiquement, mais il faisait renouveler ses ordonnances sans arrêt. Et le pot de Dilaudid qui aurait pu durer un mois, il le consommait en deux ou trois jours. » Il savait se faire rassurant. « C’est pas grave, ça m’aide à me concentrer, je vais pouvoir travailler à fond ! » Effectivement, il abattait ses listes de tâches et retrouvait goût à la vie, pour quelques jours.

Ariane n’a rien vu venir. Elle le croyait à court de Dilaudid, il n’avait pas les moyens de s’acheter de la dope. Frédéric jouait le jeu, comme seul un dépendant en rechute sait le faire. Peut-être qu’il voulait protéger Ariane, éviter d’ajouter une pierre aux insomnies de son amoureuse. Avec deux ados à élever, dont une fille atteinte du syndrome d’Asperger, le deuil de son père décédé quelques années plus tôt et celui de sa petite sœur suicidée à l’âge de 22 ans, Ariane a de quoi galérer pour trouver le sommeil. Elle reste lumineuse, pourtant. Autant qu’elle l’était lors de nos études en travail social. J’ai défroqué pour la littérature depuis, mais elle est restée fidèle à la profession, œuvrant auprès des personnes âgées en maintien à domicile ou dans les ressources intermédiaires. C’est justement dans une de ces ressources que Frédéric a réussi à se faire embaucher comme intervenant. Et c’est là qu’il a pu voler ses doses de fentanyl.

L’occasion fait le larron et l’accessibilité laxiste aux médicaments plante le décor de nombreuses tragédies.

En institution, en ressource privée, en pharmacie comme dans nos propres maisons, l’accessibilité à la médication est proportionnelle à sa dangerosité. Il ne s’agit pas seulement d’une question de choix ou de volonté personnelle ; les dépendances aux drogues et aux médicaments relèvent de problématiques sociales, donc d’une responsabilité collective. D’ailleurs, quelle part des profits faramineux engrangés par les sociétés pharmaceutiques sur le dos des toxicomanes est réinvestie en prévention des dépendances ? Quelles sanctions sont appliquées pour contrer la complaisance de certains médecins prescrivant à outrance des substances addictives ? Des drogues dures, mortelles, que l’on traite pourtant comme des médicaments ordinaires.

L’épidémie de fentanyl devrait percuter le Québec sous peu. Dans les trois derniers mois seulement, l’opioïde s’est vu associé à des dizaines de surdoses au pénitencier de Donnacona. On en trouve dans la rue ; on peut l’inhaler, se l’injecter, on peut même mâcher des timbres usagés. Le fentanyl ravage déjà l’ouest du pays ; 81 % des morts par surdose en Colombie-Britannique, augmentation marquée du nombre de consommateurs en Alberta. Principale drogue tueuse aux États-Unis, déclassant l’héroïne, elle laisse des dizaines de milliers de morts dans son sillage chaque année. Frédéric ne sera pas un cas isolé ; c’était un homme exceptionnel, mais un toxicomane ordinaire. Le regard perdu dans son café, Ariane échappe une larme. Je compatis. Et notre tristesse est absolument légitime. Rien à médicamenter.

David Goudreault est l’un des quatre chroniqueurs invités à qui La Presse offre, en alternance, une tribune chaque dimanche ce printemps. Ne manquez pas ses chroniques et celles de l’artiste multidisciplinaire Simon Boulerice, de la rappeuse Jenny Salgado et de la journaliste et animatrice Noémi Mercier.

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