Éducation

Trente-cinq ans auprès des ados

Après 35 années passées auprès des adolescents, la directrice des services pédagogiques du Collège de Montréal, Anne-Marie Poirier, prendra sa retraite à la fin de l’année scolaire. D’abord enseignante, elle est directrice depuis 15 ans. Pause discute avec elle de la nouvelle cohorte d’adolescents, marquée par la technologie.

En quoi les jeunes ont-ils changé en 35 ans ?

Je les trouve plus sensibles à toutes les causes. Est-ce l’effet du web ? Je ne sais pas, mais les jeunes, très jeunes, ont une opinion sur toutes sortes de sujets. Ils se documentent, ils lisent… les connaissances qu’ils ont sont incroyables ! Il y a un travail à faire avec la maîtrise de la langue française, peut-être, mais ils maîtrisent une foule de connaissances. Ils veulent s’engager, mais ils n’ont pas toujours les outils.

Que voulez-vous dire ?

Pour faire des choix, comme des choix d’activités et des choix d’amis, ils ont besoin d’être outillés très jeunes avec un système de valeurs. Avant, ils passaient la porte de la maison et on leur demandait : « Où tu t’en vas ? » Aujourd’hui, ils sont à la maison, mais ils ne sont pas là. Ils sont sur des réseaux, mais vous ne savez pas avec qui. Il faut aller les voir, et l’ouvrir, la porte de la chambre. Il faut avoir des discussions. Intéressez-vous à ce qu’ils font, mais ne les jugez pas.

Justement, la technologie est omniprésente dans leur vie. L’utilisation de la tablette en classe, c’est une bonne chose ?

C’est gagnant. Avant, les jeunes étaient accrochés à leur téléphone, et c’était tabou. Ils étaient cachés dans leur casier… et vite, vite, ils allaient sur les réseaux sociaux. Le jour où on a rentré la technologie en classe, on leur a envoyé un message : on va embarquer dans votre monde. On y croit. On va vous accompagner. Pour les ados, c’était comme si on comprenait enfin ce qui les habite. Ç’a forcé les parents et les enseignants à comprendre cet environnement-là.

C’est quand même confrontant pour les parents, l’importance que prend la technologie pour les adolescents…

Oui. Mais la sexualité, c’était confrontant pour les parents à une autre époque. Nos parents avaient peur qu’il nous arrive quelque chose ! Tout ce qui est un peu tabou, c’est toujours confrontant pour une génération. Toujours. Ça va être autre chose dans 15 ans, dans 20 ans. À l’arrivée de la technologie en classe, plusieurs parents se sont dit : « Non, ce n’est pas bon », mais dans le fond, il faut leur apprendre à s’en servir. Dans le temps, on apprenait à ne pas sortir notre portefeuille devant tout le monde… c’est la même chose, mais les parents ont l’impression que c’est plus dramatique.

Est-ce que ce sont les parents qui ont changé au cours des 35 dernières années, alors ?

Les parents d’aujourd’hui sont très présents. Curieusement, on veut que nos enfants apprennent tout rapidement, on aime que nos enfants soient plus intelligents que ceux du voisin… Ils font partie de notre C.V. On ne veut tellement pas qu’ils fassent d’erreurs que ces enfants-là ne peuvent pas se tromper. Alors ils sont très anxieux, et souvent ils ne sont pas très autonomes.

Ne sont-ils pas encore et toujours inquiets par rapport à l’adolescence ?

J’aime bien rappeler aux parents ce que Françoise Dolto [pédiatre et psychanalyste française] appelait le complexe du homard. Elle disait que la crise d’adolescence, c’est comme un homard qui change de carapace. Quand ça arrive, la carapace devient très molle pour que l’autre carapace puisse se construire. Alors le homard se cache sous des rochers parce qu’il est vulnérable. La crise d’adolescence, il faut qu’il la fasse. S’il ne la fait pas, c’est qu’il ne change pas de carapace. S’il a un bon système de valeurs, la nouvelle carapace va être faite de ces valeurs-là. C’est pour ça qu’ils veulent voir où sont les limites.

On cherche souvent une recette quand il est question d’adolescents. On ne veut pas se tromper…

Toutes les semaines, il y a un parent qui m’appelle parce qu’il s’inquiète pour son jeune. On dit souvent que l’âge de 13 ou 14 ans, c’est la même chose que le 2 ou 3 ans. C’est la période du « je suis capable tout seul ». Ils ont envie d’être autonomes, mais il faut être présents, et leur répéter qu’on est là pour eux. Par contre, si la fois où ils ont fait une connerie, l’aide n’était pas là, ou que l’aide a été un jugement, ils vont se refermer. La recette, c’est de s’intéresser à eux, de ne pas juger…

Et être patients, un peu ?

Il faut accepter que notre jeune ne soit pas comme le petit du primaire, tout souriant. Il n’ira pas donner des bisous à ses grands-parents naturellement. Il va bougonner un peu. Par contre, quand on parle aux ados, quand on s’intéresse à ce qu’ils sont, ils ont des étoiles dans les yeux. Les élèves, ici, ils viennent souvent juste jaser. Ce lien est important ! Les jeunes sont fiers quand ils ont ce lien avec des adultes. Si tous les adultes qui croisent un jeune dans le métro lui disaient : « Bonjour, comment ça va ? », ça ferait tellement une différence ! On pense que les adolescents sont des tout croches qui vont déranger… mais ils aiment savoir qu’il y a des adultes pas loin.

Pas loin, mais pas trop près non plus…

Ils ont besoin de leur espace. Entre 14 et 16 ans, c’est l’âge du « pouvoir ». Avant, on voyait beaucoup de jeunes pas de tuque, pas de mitaines les journées froides. À un moment donné, ils apprenaient qu’ils ne peuvent pas avoir du pouvoir sur la nature au complet, et ils finissaient par s’habiller. Pourquoi ils mettent bien plus leur tuque et leurs bottes aujourd’hui ? Parce que sur les réseaux sociaux, on leur permet d’avoir un certain pouvoir. C’est juste leur espace. Ils peuvent être différents de leurs parents là-dessus… alors ils la mettent, leur tuque ! […] On les a mis au monde, et ils vivent dans leur génération, dans leur époque. Si on leur donne de belles valeurs, ils vont s’en sortir.

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