Nouvelle pratique

ENREGISTRER SON… MÉDECIN

Plus de 75 % des Canadiens ont un téléphone intelligent, selon Statistique Canada (2017). Cela revient à dire qu’ils ont un magnétophone avec eux en tout temps – même quand ils consultent un médecin. Enregistrer un rendez-vous médical a ses avantages, puisqu’on peut réécouter des directives complexes et les communiquer à son entourage. Mais cette pratique bouscule la relation patient-médecin…

UN DOSSIER DE MARIE ALLARD

Pour réécouter et partager

Vous entrez dans le bureau du pédiatre avec votre enfant. Vous ouvrez l’appli dictaphone de votre téléphone intelligent pour enregistrer la consultation. Rien de mieux pour que votre conjoint – qui ne s’est pas absenté du travail pour le rendez-vous médical – entende tous les détails de la conversation, que vous lui enverrez sous forme de fichier audio.

Ce rêve est, de plus en plus, réalité. Aux États-Unis, au moins 1 patient sur 10 enregistre ses visites médicales (avec ou sans permission), selon un communiqué publié en 2017 par le centre de recherche et d’éducation sur les services de santé du Dartmouth College, au New Hampshire. Et la majorité des patients (69 %) souhaitent pouvoir le faire, d’après un sondage mené au Royaume-Uni (BMJ Open, 2015).

UN DROIT DU PATIENT

Est-ce légal ? « Au Québec, si tu es partie à la conversation, tu as le droit de l’enregistrer, indique Me Jimmy Lambert. Que l’autre personne veuille ou non, ça ne change absolument rien au fait que tu as le droit d’enregistrer. Si tu n’es pas partie à la conversation, que tu laisses par exemple un crayon enregistreur sur un bureau, puis que tu quittes le bureau, là ça devient de l’espionnage. Et ça, c’est illégal. »

Un patient n’a donc pas besoin de l’autorisation de son médecin pour enregistrer une consultation à laquelle il prend part. Rien ne vaut toutefois la transparence pour garder une bonne relation avec son médecin.

Nathalie Richard, directrice générale de L’Étoile de Pacho, un réseau d’entraide pour parents d’enfants handicapés, a déjà suggéré à une mère d’enregistrer les consultations médicales de son enfant. « La maman, d’origine maghrébine, ne parle pas super bien français, explique Mme Richard. Quand elle allait à un rendez-vous sans son mari, elle en sortait sans avoir bien compris tous les termes médicaux. On lui a conseillé de demander au médecin d’enregistrer la conversation, pour qu’on puisse la réécouter ensemble ou qu’elle l’écoute avec son mari, le soir. Mais ce n’est pas une pratique très répandue. Je me doute que les médecins ne sont pas nécessairement à l’aise avec ça… »

MÉDECINS AU COURANT

Chose certaine, le phénomène ne peut plus être ignoré. « C’est évident que les médecins sont de plus en plus conscients qu’une grande majorité des patients se présentent avec des appareils mobiles qui peuvent enregistrer », indique la Dre Lorraine LeGrand Westfall, directrice aux affaires régionales et chef de la protection des renseignements personnels à l’Association canadienne de protection médicale (ACPM), un organisme de défense des médecins.

« Le scénario idéal, précise-t-elle, c’est quand les médecins en sont informés dès le départ. Le patient leur dit : “J’aimerais vous enregistrer, parce que ce sera très difficile pour moi de rapporter les bons termes quand je vais en discuter avec mon conjoint, ma conjointe ou mes enfants.” Cela permet d’établir pourquoi les gens sont intéressés à faire un enregistrement et comment il sera utilisé. »

MEILLEURE PRISE DE DÉCISION

Avoir un enregistrement audio d’une consultation médicale a ses avantages, reconnaît la Dre LeGrand Westfall. « Ça peut être utile notamment dans le contexte du consentement aux soins, illustre-t-elle. Quand le médecin dit à un patient : “Monsieur ou madame, dans votre situation clinique, à la suite des investigations et du diagnostic, on aimerait vous proposer telle molécule, tel traitement chirurgical ou telle investigation. Voici les avantages de le faire, mais il y a aussi des risques qui, dans votre contexte particulier, pourraient être plus significatifs.” Cette discussion n’était pas enregistrée dans le passé, mais elle pourrait l’être de plus en plus. »

Les consultations médicales de 228 patients canadiens venant de recevoir un diagnostic de cancer du sein ou de la prostate ont été enregistrées dans le cadre d’une étude publiée dans la revue Psycho-Oncology, en 2012. Le résultat ? Près de 70 % des patients ont écouté au moins une portion de l’enregistrement au cours de la première semaine suivant la consultation. Les principaux bénéfices rapportés ? Une réduction de l’anxiété, un renforcement de la rétention d’information, une meilleure prise de décision et une amélioration de la communication avec les membres de la famille.

« C’EST UNE BONNE IDÉE »

Très âgés, les patients du gériatre David Lussier viennent généralement à leurs rendez-vous accompagnés d’un conjoint ou d’un de leurs enfants. « Je pense que c’est arrivé une fois qu’un proche a enregistré, se souvient le Dr Lussier. Sinon, ils prennent des notes. Mais si quelqu’un voulait enregistrer, je n’aurais pas d’objection. Souvent, après un rendez-vous, l’enfant qui est là va faire un résumé à ses frères et sœurs. Si c’est enregistré, c’est sûr que ce sera plus facile. »

Même ouverture chez le Dr Éric Sauvageau, médecin de famille. « Ça ne m’est jamais arrivé, mais je trouve que c’est génial, dit-il. C’est une bonne idée. On pense que les patients retiennent environ 50 % de ce qu’on dit. C’est pour cela que je donne souvent de l’information écrite aux patients. Mais s’ils pouvaient enregistrer les consultations, ça réglerait le problème. »

Ne craint-il pas d’être enregistré ?

« Quand on sait que c’est enregistré, évidemment on est encore plus professionnel. Selon moi, cela ferait juste m’aider dans mon professionnalisme. Je devrais toujours me dire que je suis enregistré ! »

— Le Dr Éric Sauvageau

Au Barrow Brain and Spine, un hôpital de l’Arizona spécialisé en neurochirurgie et soins de la colonne vertébrale, on va jusqu’à offrir – sans frais supplémentaires – des enregistrements vidéo des consultations médicales, par l’entremise de la plateforme My Medical Memory (ma mémoire médicale).

SOUS CERTAINES CONDITIONS

Évidemment, les enregistrements doivent se faire sous certaines conditions (voir autre texte), souligne la Dre LeGrand Westfall. Enregistrer toutes les consultations n’est sûrement pas nécessaire. « Il y a des façons moins envahissantes de faire, indique-t-elle. Le médecin peut, par exemple, offrir des documents qui passent en revue l’ensemble des risques d’une prescription ou d’un examen. » C’est moins personnalisé, mais ça suffit dans bien des cas.

Sous quelles conditions enregistrer ?

À moins d’être un espion dans un film, on n’enregistre pas dès qu’on met le pied dans une clinique médicale. Voici six points à considérer avant d’appuyer sur le bouton d’enregistrement.

Pas dans la salle d’attente

On ne doit pas enregistrer – ni en audio ni en vidéo – dans la salle d’attente d’une clinique médicale, selon l’Association canadienne de protection médicale (ACPM). Même si les pitreries qu’y fait notre enfant mériteraient de circuler sur Facebook, les autres patients présents ont droit au respect de leur vie privée. Les médecins ont l’obligation déontologique et légale de protéger les renseignements personnels sur la santé de leurs patients. Ils doivent également protéger leurs employés. Solution ? L’ACPM conseille aux cliniques et hôpitaux d’installer des affiches précisant qu’il est interdit de prendre des photos et d’enregistrer dans les salles d’attente, corridors, etc.

Discussion préalable

Une fois dans la salle d’examen, le mieux est d’abord de discuter avec son médecin des motifs qui poussent à vouloir l’enregistrer. L’ACPM suggère aux médecins de chercher des solutions de rechange ou de limiter l’enregistrement aux portions les plus pertinentes de la consultation.

« L’Association voit qu’il y a une valeur ajoutée dans l’enregistrement ; cela doit toutefois se faire de façon respectueuse », nuance la Dre Lorraine LeGrand Westfall, de l’ACPM. L’Association laisse aux médecins le choix d’accepter ou de refuser une demande. Malgré un refus, le patient peut décider d’enregistrer. « Que le médecin veuille ou non, on n’a pas besoin de son consentement », indique Me Jimmy Lambert.

Poursuite ou plainte

L’enregistrement d’une consultation peut être utilisé lors d’une procédure médicolégale, ce dont les médecins sont conscients. « J’ai entendu parler de gens qui enregistrent dans un but litigieux, rapporte le Dr David Lussier, gériatre. Quand il y a un conflit avec le médecin, et que le patient veut enregistrer pour avoir une preuve, c’est sûr que le médecin est moins réceptif. » « Enregistré ou non, on est toujours à risque de litige si on ne se comporte pas comme il faut, observe le Dr Éric Sauvageau. Si on n’a rien à se reprocher, je ne vois pas pourquoi on aurait peur d’être enregistré. »

Deux copies

Le médecin doit demander au patient une copie de l’enregistrement pour l’ajouter à son dossier médical, recommande l’ACPM. Si ce n’est pas possible, le médecin peut réaliser simultanément son propre enregistrement, après avoir obtenu le consentement du patient. Tous les médecins ne sont toutefois pas prêts à archiver ces fichiers audio, en toute confidentialité. La solution de rechange : ils doivent noter au dossier du patient qu’un enregistrement a été fait de telle heure à telle heure, durant lequel tel et tel sujets ont été abordés.

Éviter les réseaux sociaux

Partager sur les réseaux sociaux sa dernière consultation médicale est à proscrire. « On peut enregistrer un médecin pour porter plainte au Collège des médecins, c’est une preuve pertinente, indique Me Jimmy Lambert. Mais si on diffuse cet enregistrement sur les réseaux sociaux pour dénoncer quelque chose, ça devient de la diffamation. Ce n’est pas une bonne idée, je ne le recommanderais pas. » Même partager une consultation banale est à éviter. Cela arrive, bien sûr. Des médecins contactent l’ACPM « parce qu’un enregistrement ou une partie d’un enregistrement, fait avec leur accord ou à leur insu, a été placé dans les réseaux sociaux, ce qui leur cause une certaine gêne ou amène un certain élément de non-conformité », indique la Dre LeGrand Westfall. « Il y a la possibilité de faire retirer de la circulation certains éléments, indique-t-elle. Mais ce n’est pas toujours facile. »

L’avis du Collège des médecins du Québec

« Le Collège est au courant de cette situation et n’a aucune politique qui encadre cette façon de faire par les patients, indique Cassandre Corbeil, coordonnatrice aux communications de cet ordre professionnel. Le Collège croit qu’il est préférable que le patient qui décide d’enregistrer la consultation avise son médecin traitant, par respect et politesse. Si le patient agit sans aviser son médecin, il y a certainement une rupture du lien de confiance et la relation médecin-patient est certainement affectée. »

Bousculer le modèle classique médecin-patient

Aujourd’hui, on documente son humeur, ses repas, ses voyages et… ses visites médicales. La Presse a joint Luc Bonneville, professeur coresponsable du Groupe de recherche interdisciplinaire sur la communication organisationnelle à l’Université d’Ottawa, pour parler de ce phénomène grandissant.

Avec l’omniprésence des téléphones intelligents, est-il plus fréquent que des patients enregistrent leurs consultations médicales ?

On semble de plus en plus rapporter de cas où des médecins disent avoir vu des patients qui enregistraient l’entretien clinique. Aussi faut-il noter que des patients enregistrent probablement certaines de leurs conversations avec leur médecin à l’insu de celui-ci. Ce phénomène, on le voit un peu partout :  à l’école, à l’université, au magasin, etc. La généralisation du téléphone dit intelligent accentue ce phénomène, que l’on observe et documente de plus en plus : nous sommes de plus en plus photographiés, audio-enregistrés et filmés dans plusieurs situations sociales courantes. Souvent même les plus banales… La pratique médicale n’y échappe pas.

Quels sont les avantages de cette pratique ?

Les avantages dépendent très certainement de l’usage qu’un individu en fait. Un individu anxieux peut vouloir enregistrer le contenu d’une consultation, pour se rassurer éventuellement. Mais cela ne fonctionne qu’à très court terme, car on peut penser que certains patients hypocondriaques seront tentés d’écouter le contenu de leur consultation maintes et maintes fois en interprétant et réinterprétant sans cesse ce qui a été dit, voire non dit. Autrement, tout dépend aussi du type de consultation. Par exemple, si un patient reçoit plusieurs directives complexes, alors il peut ressentir le besoin d’enregistrer. Pour ne pas oublier ce qu’on va lui expliquer… Combien de patients disent sortir du cabinet médical et ne plus se souvenir des directives et détails qui ont été communiqués ? L’enregistrement peut certainement pallier cela, mais on revient ici à l’idée que tout dépend ce qu’on en fait et quel type de patient nous sommes.

Et les inconvénients ?

Les désavantages résident dans le fait que le patient peut, s’il en fait une habitude, trop se fier au contenu de l’enregistrement. Contenu qui ne révèle QUE ce qui a été DIT durant la consultation. Or, on sait très bien – et la littérature scientifique est éloquente à ce sujet – que la communication en contexte de soins est beaucoup plus complexe qu’un simple échange d’informations. Le patient et le médecin entrent en relation, expriment des émotions, du non-dit, des expressions faciales, etc. La richesse de l’interaction en dépend, en très grande partie.

Un médecin peut-il refuser d’être enregistré ?

Un médecin devrait pouvoir dire non à un patient qui souhaite l’enregistrer, s’il estime être mal à l’aise. Comme les professeurs d’ailleurs, qui se font parfois enregistrer par les étudiants. Dans un autre ordre d’idées, il faut aussi reconnaître que l’enregistrement pose certains problèmes éventuellement légaux et éthiques. On ne sait absolument pas ce qu’un patient fera du contenu de l’enregistrement. Admettons qu’un patient verse le contenu en ligne… Qui va l’écouter et pour quelles raisons ? Pourquoi ? Comment va-t-il interpréter le contenu ? Situation complexe.

Est-ce que cette pratique bouscule le milieu médical ?

Je pense que le fait de voir de plus en plus de patients enregistrer le contenu de leurs consultations médicales bouscule en effet le modèle classique médecin-patient. Comme l’enregistrement bouscule aussi le modèle classique enseignant-étudiant. Enregistrer, ce n’est pas uniquement un acte passif sans conséquence. L’enregistreuse en fonction est aussi un acteur de la relation. Un intrus, diront certains. Le fait d’enregistrer change parfois la relation. Enregistrer a le potentiel d’empêcher certaines personnes de faire leur travail de manière concentrée. C’est tout le problème. Et puis le sous-entendu, pour certaines personnes qui sont enregistrées, c’est que celui qui enregistre n’a pas entièrement confiance en celui qu’il enregistre… C’est lourd de sens, et cela peut modifier l’acte de soin.

Note : Les propos de M. Bonneville ont été abrégés en raison d’un espace restreint.

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