Chronique

Deux appels, un courriel

Le journaliste Antoine Trépanier de Radio-Canada se retrouve au cœur d’une histoire digne d’un mauvais roman qui devrait être inquiétante pour tous les citoyens, pas juste pour les journalistes. Suivez-moi, c’est assez divertissant dans la forme.

Yvonne Dubé est directrice de l’organisme Grands Frères Grandes Sœurs (GFGS) de l’Outaouais. Elle a fait des études en droit, elle a même fait un stage dans le cabinet d’un criminaliste d’Ottawa… sans jamais devenir avocate.

A-t-elle échoué aux examens du Barreau ou a-t-elle choisi de ne pas les faire ? Ce n’est pas clair. Mais ce qui est clair : Yvonne Dubé n’a jamais été avocate.

Or, l’enquête du journaliste Trépanier a montré que le Barreau de l’Ontario avait obtenu une injonction permanente contre Yvonne Dubé pour pratique non autorisée du métier d’avocate : elle a représenté des accusés dans des procès criminels entre septembre 2011 et mars 2012 !

En Outaouais, Mme Dubé est à la tête d’un organisme connu dont la cause est noble – jumeler des enfants avec des « grands frères » et « grandes sœurs », question de leur donner des modèles d’adultes inspirants –, et à ce titre, elle intervient dans les médias et dans la communauté. C’est une personnalité publique.

Le lien entre ses démêlés judiciaires en Ontario et son emploi chez les GFGS de l’Outaouais ? Elle n’a jamais révélé ces démêlés, lors du processus d’embauche.

Le journaliste Trépanier contacte donc Yvonne Dubé. Il enregistre une conversation téléphonique avec elle. Il lui offre de faire une entrevue à la caméra, où elle pourrait s’expliquer, dans le cadre du reportage qu’il prépare.

Mme Dubé accepte… Mais ne se présente pas au rendez-vous.

Le lendemain, mardi dernier, Antoine Trépanier envoie un courriel à Yvonne Dubé pour réitérer l’offre d’une entrevue à la caméra.

Selon Radio-Canada, ce courriel est la troisième prise de contact du journaliste avec Yvonne Dubé, après les deux appels. Mme Dubé a appelé M. Trépanier une fois, selon Radio-Canada : quatrième prise de contact en deux jours.

Le soir du courriel, auquel elle n’a pas répondu, Mme Dubé a contacté la police de Gatineau pour porter plainte contre le journaliste Antoine Trépanier. Motif : harcèlement criminel !

La police a alors appelé le journaliste Antoine Trépanier sur son portable, alors qu’il était chez lui. Au bout du fil, le policier lui a signifié qu’il était en état d’arrestation et qu’il avait deux options : se présenter immédiatement au poste de police ou attendre que la police vienne le chercher.

Antoine Trépanier s’est présenté au poste de police avec ses patrons le soir même. Il a été arrêté formellement, puis relâché sous promesse de comparaître et de ne plus tenter de contacter Yvonne Dubé.

La nouvelle de l’arrestation du journaliste pour le « crime » d’avoir commis du journalisme – deux appels, un courriel – est sortie jeudi soir. Elle a rapidement fait le tour du Canada : si le fait de contacter trois fois la cible d’une enquête journalistique constitue du harcèlement criminel, il va falloir arrêter beaucoup de journalistes canadiens…

(Selon ce barème, mon amie Michèle Ouimet, qui a pris sa retraite de La Presse hier, aurait risqué la prison à vie : deux appels et un courriel, pour cette journaliste dont la photo orne la fiche « combativité » de Wikipédia, c’était une forme de paresse…)

Hier, le Service de police de Gatineau a fait un point de presse pour s’expliquer. Le chef Mario Harel a péniblement expliqué les tenants et aboutissants de cette histoire absurde, en se justifiant ainsi : la police n’a pas le choix d’agir quand une personne – comme Mme Dubé – allègue la commission d’un acte criminel…

Mais hier, j’ai parlé à des policiers, à des avocats et à des procureurs de la Couronne. Ils m’ont tous dit la même chose : M. Harel a raison… Mais il a aussi et surtout furieusement tort.

La police de Gatineau aurait très bien pu contacter le journaliste Trépanier et lui demander de venir s’expliquer au poste, en lui précisant que rien ne l’obligeait à le faire. Question de voir s’il y a vraiment lieu de mobiliser la cavalerie. Ça aurait éclairé le pouvoir discrétionnaire du policier qui a pris la plainte de Mme Dubé.

Mais la police de Gatineau a choisi de ne même pas essayer d’avoir la version du journaliste Trépanier avant de l’arrêter, ce qu’elle aurait pu faire. On l’a plutôt mis en état d’arrestation au téléphone. Et Antoine Trépanier n’a même pas pu dire : 

a) Voulez-vous entendre mes conversations avec Mme Dubé ? J’ai tout enregistré.

b) Voulez-vous voir mon registre d’appels qui montre le nombre de fois où je l’ai contactée ?

c) Voulez-vous voir le courriel que je lui ai envoyé ?

d) Le cœur de mon enquête porte sur un mensonge de Mme Dubé, pour lequel elle a reçu des remontrances de la Cour supérieure de l’Ontario…

Un avocat, hier, m’a dit : « On en parle parce que c’est un journaliste. Mais la vérité, c’est que chaque jour, des citoyens sont traités de cette façon-là par la police. La police ne veut plus faire d’enquêtes pour des causes semblables – je parle de chicanes de voisins, de harcèlement, de bousculades de stationnement : on arrête et on laisse la Couronne décider… »

Ce n’est donc pas comme journaliste que je suis stupéfait par la saga Dubé-Trépanier. Oui, comme journaliste, c’est insultant. Mais Antoine Trépanier a l’appui moral, professionnel et juridique de Radio-Canada. C’est comme citoyen, d’abord et avant tout, que je suis inquiet.

D’abord, d’après ce que je comprends de mes conversations avec des procureurs de la Couronne, des policiers et des avocats, c’est très facile de faire arrêter quelqu’un en déposant une plainte, une simple plainte. Le faire accuser est plus difficile, bien sûr. Mais se faire arrêter, c’est un Walmart de troubles quand même : stress, frais d’avocats, etc. Et personne ne parlera de l’injustice qui leur est faite.

Ensuite, parce qu’il y a des policiers et des services de police qui ne font pas un travail de base d’enquête et de vérification, qui décident « de laisser la Couronne décider ». Tout ce laisser-aller met un poids immense sur l’appareil judiciaire.

Yvonne Dubé, en portant plainte à la police, a mis Antoine Trépanier hors d’état de nuire : il ne peut plus la contacter pour faire des suivis à cette enquête. Mais l’arrestation d’un journaliste par un service de police pour avoir osé contacter trois fois le sujet d’une enquête est un geste suffisamment inusité et inquiétant pour avoir fait le tour du Canada. Et ce qui aurait pu rester une histoire somme toute locale – la directrice des Grands Frères Grandes Sœurs de l’Outaouais a naguère usurpé le statut d’avocate – est désormais devenu une histoire nationale…

Désormais, c’est tout le Canada qui sait qu’Yvonne Dubé est une fabulatrice.

On lui dit bravo.

Et on lui souhaite que sa plainte pour harcèlement criminel ne comporte pas de faussetés aussi grosses que celle qui lui a valu une gifle de la Cour supérieure de l’Ontario : une accusation pour méfait public est si vite arrivée.

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