Neutralité religieuse

Tous nuls

Si c’était pour en arriver là, mieux valait ne rien faire du tout. Dix ans plus tard, nous voici devant le même foutu débat sur la place d’un crucifix dans un parlement « laïque ». Avec en prime une controverse bidon sur le droit des femmes voilées à prendre l’autobus.

Y a pas à dire, on a progressé. Ça valait la peine de faire une thérapie de groupe en forme de commission d’enquête sur les pratiques d’accommodements.

Je résume les nouvelles règles pour ceux qui seraient mêlés.

Si tu prends le métro en burqa, t’es OK, vu que tu n’as pas à parler au chauffeur. Y a pas « d’interaction ».

Si tu prends le bus, là, ça dépend. Ça va si tu entres par en arrière ou si tu as une carte sans photo. Si ta carte a une photo, là, tu retires ta burqa ou ton niqab devant le chauffeur.

Exemple pratique : mettons que t’es un bébé de 7 mois et que tu veux bénéficier du rabais de la société de transport ; ben là, tu dois prouver que t’es vraiment un bébé, sinon vous voyez ça d’ici, de Rouyn à Gaspé, ça va rentrer dans les bus full-burqa, je suis un bébé, je suis un bébé !

Non, non, non, non, non, non, les amis. Le gouvernement vous a à l’œil.

Une fois que le chauffeur t’a identifié, là, tu peux te remballer dans ta burqa pour autant d’arrêts d’autobus que tu veux. C’est ce qu’on appelle la liberté individuelle dans le prolongement de l’espace public, et ça s’applique même dans les bus non articulés.

Si t’es le chauffeur, par contre, pas de burqa, pas de niqab.

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Non, mais, pensez-y un instant. Ce projet de loi, sous une autre forme, date du gouvernement Charest. La ministre de la Justice Stéphanie Vallée a ce projet de loi en main depuis plus de deux ans. Des consultations ont eu lieu. Des discussions. Des débats. Des avis juridiques. Et après son adoption, en une semaine – pas un an, pas un mois : une semaine –, elle trouve le moyen de dire blanc, puis noir, sur le sens de cette législation. Elle ne dit pas qu’elle a changé d’idée. Elle présente ses excuses si on l’a mal interprétée.

On n’a rien interprété du tout, elle a dit le contraire la semaine dernière, et une chose hier – ou l’inverse.

Sans personnaliser le débat, moi qui vous parle, la semaine dernière, j’avais mis ma burqa en vente sur Kijiji, vu que l’autobus 80 m’était interdit et que je suis respectueux des lois. Hier, qu’apprends-je ? Elle est acceptée de nouveau. Ah, bravo !

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Pathétique, vous dites ? Il y a 10 ans, un exercice assez délicat avait été fait par deux hommes éminemment respectables. Gérard Bouchard et Charles Taylor ont sillonné le Québec. On en a gardé souvent des éléments caricaturaux, mais un travail de fond, très sérieux, a été fait. Ce rapport, je le relis aujourd’hui, je le trouve brillant. C’est un exercice d’équilibrisme très réussi.

Sur la question des signes religieux, qui n’était qu’une petite partie du débat, la solution était pleine de bon sens. La laïcité « ouverte » veut dire que l’État n’impose aucune interdiction à ses employés en matière de signes religieux. Sauf s’ils occupent une fonction « coercitive », c’est-à-dire s’ils incarnent la contrainte de la loi – juges, procureurs de la poursuite, policiers, gardiens de prison. Ceux-là doivent afficher une neutralité religieuse. Mais la caissière à la SAAQ et le conducteur d’une souffleuse de Transports Québec peuvent fort bien porter un signe religieux. Sauf évidemment, et cela vaut pour tous les employés de l’État, si leur visage est couvert. 

On sait maintenant que Charles Taylor s’est fait tordre le bras sur cette question et qu’il est pour le port de signes religieux même pour les personnes qui imposent la loi. Ça se discute. Je crois que Bouchard avait raison d’insister, pour une raison symbolique. Mais je vois des policiers britanniques ou de la GRC avec un turban et je n’y vois pas de problème.

Mais qu’on soit pour ou contre, il y avait un cadre théorique. Il y avait une rationalité : cette interdiction proposée était liée à une fonction exceptionnelle de l’État. Pas à une peur irrationnelle des religions.

Malheureusement, dès la sortie du rapport, le Parti québécois l’a désavoué. Ce parti traumatisé par la politique identitaire de Mario Dumont quittait le libéralisme exigeant que René Lévesque et son entourage avaient imprimé au mouvement souverainiste, et qui avait survécu jusqu’à André Boisclair. Il s’engageait déjà dans la voie qui allait mener à la Charte à Drainville. Un document que je trouve encore haïssable, mais il visait les employés de l’État et au moins on savait où il logeait : la méfiance face au pluralisme. Ce parti est encore englué dans l’identitaire.

Les libéraux ? J’étais dans l’amphithéâtre où MM. Bouchard et Taylor annonçaient leurs conclusions ; ils n’avaient pas fini de les exposer que le gouvernement Charest disait qu’il ne toucherait pas au crucifix. Encore aujourd’hui, le gouvernement refuse de l’enlever. Ils font adopter une loi « favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État […] », mais le crucifix doit rester là ! C’est patrimonial ! Il a pourtant été planté là sous l’influence des ultramontains dans les années 30. Joli patrimoine ! Franco aussi est patrimonial, le général Lee itou…

Pour le reste, les libéraux n’ont à peu près rien fait, sauf ce qui est devenu cette loi caricaturale qui touche environ 279 femmes à Montréal et 7 à Québec. En fait, ils ne veulent surtout pas en parler.

La Coalition avenir Québec ? Elle avait commencé par dire : ce sera Bouchard-Taylor ; ils se sont emballés pour des raisons stratégiques et veulent ajouter les profs, les gens des CPE à la liste des employés de l’État. Et eux aussi adorent le crucifix.

Bref, Bouchard-Taylor, un document remarquable, a été bazardé par les trois principaux partis politiques. C’est un rendez-vous raté avec l’histoire du Québec. Un moment qui aurait dû donner lieu à un consensus, une sorte de rassemblement difficile autour de l’exigence du pluralisme dans la nation québécoise. C’est compliqué, mais ça ne peut surtout pas se faire dans un contexte partisan.

Eh bien, ils ont tous, tous, tous été nuls à leur façon, les uns après les autres.

Les seuls qui ont tenu une ligne cohérente et ouverte au Québec contemporain là-dessus sont ceux de Québec solidaire.

Quel gâchis.

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