Chronique

Devenir un adulte

Je rapatrie mes doigts dans ma paume – je forme doucement un poing comme une fleur fane sur son pistil – pour observer si mes ongles ont poussé. Attaboy. C’est le cas. Je suis fier comme une maman d’estrade qui scande le nom de son fils capable de se tenir sur ses patins. Bravo, Simon ! Mes ongles, ça fait une semaine que je ne les ronge plus. Je me suis acheté du vernis amer. Sur la petite boîte, c’était écrit « Stop Ongles Rongés, testé sous contrôle pédiatrique » – pédiatrique, comme si j’étais un enfant, oui. Je dis à tout le monde que je me badigeonne les ongles de poison ; ça frappe davantage l’imaginaire et ça me rend presque aventurier. Croyez-moi téméraire et je vous aimerai.

J’essaie de devenir un adulte. Cesser de se ruiner les ongles, offrir une manucure d’homme en présentant mes mains format réduit, c’est tout un projet. Devenir une grande personne, je n’en viens jamais à bout, même à 36, bientôt 37 ans. Je ne conduis pas, je ne bois pas d’alcool, je cuisine peu (parce que j’ai peur de gérer des ronds de poêle en périphérie d’un linge à vaisselle), j’ai une manucure d’enfant de 7 ans, et les mains qui vont avec.

Je me promène beaucoup dans les écoles pour parler de mon parcours littéraire et présenter mes livres. Cette semaine, un enfant de 6e année a partagé avec moi sa surprise. « Monsieur Boulerice, je pense que j’ai des mains plus grandes que vous ! » Il a étalé sa main dans la mienne. Il avait raison ; ses doigts dépassaient les miens. Il était fier et moi, je riais. J’ai toujours aimé mes petites mains ; elles peuvent se faufiler derrière mes bibliothèques pour aller cueillir les livres qui sont tombés. C’est pratique, ce genre de petite chirurgie fine, quand tu as 15 grosses bibliothèques dans ton appart.

Mais brisons un mythe tenace : être écrivain ne veut pas dire être cantonné à la maison, assigné à sa résidence d’écriture. Il n’existe aucune tour d’ivoire. Surtout pour les écrivains de littérature enfantine.

Une vie d’auteur jeunesse, c’est être plongé dans l’avenir à perpétuité. Je vais dans les écoles prendre le pouls de ce qui nous attend, de ce qui va émerger. Et ma conviction d’optimiste lucide, c’est que l’humanité est en bonnes mains.

C’est ma cinquième année en tant qu’auteur en résidence à l’école Paul-Gérin-Lajoie à Outremont. PGLO, dans notre jargon expéditif. Je donne des ateliers d’écriture aux classes de nouveaux arrivants. Des élèves de 12 à 17 ans qui viennent de plusieurs pays non francophones qui finissent souvent en « i » : la Colombie, la Moldavie, la Russie, la Syrie, mais aussi le Brésil, le Liban, la Chine, la Corée… Des élèves remplis de ferveur, quand il est temps de trouver le bon mot. Le dictionnaire, souvent, est le prolongement de leur corps, l’extension de leurs mains. À ma connaissance, c’est d’ailleurs l’unique bible dans laquelle farfouillent ces nouveaux arrivants.

Leurs trouvailles accidentelles me charment à tous coups. Comme Kirby qui me dit : « J’aime votre sourire souriant. » Ou comme Nahye qui m’écrit : « Merci de travailler avec nous agréablement. » Il y a tant de poésie en eux, une poésie sous-exploitée, un peu comme des paupières de hibou (il me semble que leurs clignements d’yeux sont rares, non ?…).

La première année, je les ai fait écrire des textes qui se sont insérés dans le sublime spectacle Bagages qu’a orchestré Melissa Lefebvre. La deuxième année, le spectacle est devenu un documentaire homonyme réalisé par Paul Tom, toujours en ligne sur le site de Télé-Québec. Un an plus tard, nous avons procédé à l’écriture de poèmes qui ont vu le jour dans Bagages, mon histoire, livre publié à la Bagnole à partir des illustrations de Rogé. J’orchestrais l’écriture autour de la question identitaire. Je leur demandais : Qu’avez-vous perdu ? Qu’avez-vous gagné ? Et les mots de mon amie Kim Thúy, comme un mantra : « Non, vous n’êtes pas 40 % ceci et 60 % cela, ou encore 30 % et 70 %… Vous êtes 100 % québécois et 100 % autre. Votre identité est multiple. Elle atteint les 200 % ! Vous êtes riches de deux cultures et non pas déchirés entre deux cultures ! »

Mon admiration à leur endroit est immense. Je m’incline devant la clairvoyance d’Hernan : 

La luciole se pavane dans la nuit

L’enfant bruyant la remarque

Il voit que dans l’obscurité

Il y a la lumière

Même ici

Loin de l’Uruguay

J’ai gagné le futur

J’ai perdu le passé

Je profite du nouvel éclairage

Et j’applaudis la confiance d’Abdul : 

J’ai abandonné ma vie à Dubaï

Beaucoup de sacrifices

Je n’existe plus pour des gens

Je recommence

Nouveaux amis

Nouvelles mémoires

Je me déchausse

Je suis chez moi

Cette année, finalement, avec la formidable réalisatrice Sandra Coppola, nous concoctons un court métrage, né de leur propre imaginaire. Une comédie sportive qui fait une jambette aux idées reçues, aux stéréotypes de genre. Leur humour, leur ludisme et leur bienveillance irradient partout dans le scénario.

Lundi dernier, alors que nous attendions que les élèves de la classe de Jean-Louis Lefebvre se joignent à nous, j’ai demandé aux élèves de Nathalie Vézina ce qu’ils désiraient devenir. Après tout, certains d’entre eux sont aux portes de leur vie d’adulte. Kema a brisé la glace en disant qu’elle voulait devenir enseignante d’anglais langue seconde. Parmin, pour sa part, hésitait entre médecin et comédienne. Bogdan, lui, le pianiste roi des échecs, les yeux en signe de piasse et le sourire espiègle, espérait devenir un chirurgien plastique. Et Tishawn m’a dit qu’elle rêvait depuis peu de travailler pour la réinsertion d’ex-prisonnières.

J’étais impressionné par ce rêve à la fois pointu et généreux. Je lui ai demandé de m’éclairer. D’où venait cette pulsion altruiste ? Elle m’a répondu : « Parce que maintenant, j’ai envie de prendre soin des autres. »

En écoutant Tishawn, bientôt 16 ans, je comprenais que vieillir, ce n’est pas conduire un char, réussir un tartare ou cesser de se ronger les ongles. C’est plus que de devoir remplir des formulaires et de porter des vêtements anthracite. C’est d’abord sortir peu à peu de son soi, s’extraire de son nombril – humide – pour se tourner vers l’autre. Les cercles concentriques s’éloignent peu à peu de ce nombril – ce qui lui permet de sécher –, jusqu’à prendre conscience de ceux qui nous entourent.

Tishawn est clairvoyante, elle aussi, comme Hernan : devenir adulte, c’est prendre soin des autres.

Le jour où je me suis acheté du vernis amer pour mes ongles ruinés, j’ai entendu le ministre Jolin-Barrette parler de son projet de loi en disant : « C’est comme le Tinder de l’immigration. » Son souhait étant d’arrimer les immigrants aux besoins du marché du travail. Réaliser le match parfait.

Le match parfait, j’y crois peu. Je crois surtout aux donneurs de chances. Je swipe à droite, parce que je considère que chacun d’entre eux nous réserve de belles choses. Chacun prendra soin.

Eh boswell, en écrivant ma chronique, je réalise que j’ai failli ; je me suis rongé un ongle, malgré l’amertume du vernis. Je me gargarise au rince-bouche pour me changer le goût et je rouvre le livre Bagages, mon histoire pour me changer les idées. Je tombe sur le poème de Dowoo Kim, élève maintenant en classe ordinaire à PGLO :

L’immigration est la peine

Mais aussi la chance

[…]

Je sors de la peine

Avec une langue de plus

Pour embrasser plus large.

J’ai les ongles rongés, oui, mais j’ai les bras grands ouverts. Je pense qu’on m’a pas pire bien élevé.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.