La Presse en mer Méditerranée

L’Europe et la tentation du repli

Les sauveteurs, en recueillant les migrants en mer, sont accusés de faire le jeu des passeurs. Mais faut-il pour autant faire confiance à la Libye pour stopper les départs ?

À BORD DE L’AQUARIUS — La scène se déroule un jour de la fin de mai, dans les eaux internationales au large de la côte libyenne.

Une quinzaine de canots pneumatiques en détresse entourent l’Aquarius. Les sauveteurs ont distribué des gilets de sauvetage aux passagers d’une des embarcations et se dirigent vers une autre quand un bateau qui semble appartenir à la garde côtière libyenne passe à toute vitesse près des naufragés, produisant de hautes vagues.

Puis, les supposés gardes-côtes, lourdement armés, demandent aux passagers d’un des bateaux de leur donner tout ce qu’ils possèdent et les menacent de les ramener en Libye avant de commencer à tirer en l’air, puis dans l’eau.

Dans le bateau, c’est la panique. Des naufragés sautent à l’eau en appelant à l’aide, tandis qu’à bord de l’Aquarius, tout le monde est appelé à se coucher sur le pont.

Hauke Mack, coordonnateur des opérations de secours pour SOS Méditerranée, a assisté à la scène. « Les vagues étaient dangereuses pour les passagers dans les bateaux gonflables, les hommes semblaient armés de fusils automatiques comme des AK-47, ils les ont braqués sur les migrants en leur disant de rentrer en Libye. »

Onde de choc

Même si les présumés gardes-côtes libyens ont fini par faire demi-tour et que tout le monde a pu être secouru, l’incident a causé un choc à bord de l’Aquarius.

« Nous n’avions pas imaginé que des agents de l’État pouvaient menacer des gens en mer. »

— Hauke Mack, coordonnateur chez SOS Méditerranée

Ce n’est manifestement pas une pratique courante. Mais rien n’est normal dans le Far West libyen où l’un des groupes étatiques en place, celui qui est soutenu par la communauté internationale, ne parvient même pas à contrôler les 120 kilomètres de côte à l’ouest de Tripoli, d’où des centaines de migrants s’embarquent chaque semaine en direction de l’Italie.

Ce n’est pas parce qu’ils portent des uniformes que des hommes patrouillant dans les eaux libyennes sont nécessairement des gardes-côtes. Et ce n’est pas parce qu’ils ont peint « Garde côtière » sur la coque de leur bateau qu’ils relèvent de quelque autorité étatique que ce soit.

On s’attend à ce que 200 000 migrants, soit 20 000 de plus que l’an dernier, parviennent à atteindre l’Europe, cette année. Pour freiner cet afflux, l’Union européenne a conclu un accord avec le gouvernement de Tripoli, prévoyant former et équiper les gardes-côtes afin qu’ils colmatent la brèche et stoppent les départs.

Signé en février dernier, à Malte, l’accord se traduit aussi en espèces sonnantes : le gouvernement de Tripoli doit recevoir 300 millions de dollars pour lutter contre les passeurs et arrêter les migrants.

Mais ce pays où des hommes armés menacent des migrants sans que l’on sache qui ils sont ni de qui ils relèvent est-il vraiment en mesure de réaliser ce mandat ?

À bord de l’Aquarius, tout le monde en doute.

« Cet accord n’est pas dans l’intérêt des gens que nous sauvons, mais dans l’intérêt des pays qui n’en veulent pas. Pour les migrants, rester en Libye, c’est le pire des scénarios », dit Jana Ciernioch, responsable des relations médias pour SOS Méditerranée.

« C’est bien de former les gardes-côtes, mais le dernier incident montre bien qu’on ne peut pas compter sur eux. »

« Nous voyons des gens désespérés fuir des conditions horribles, mais craignant leurs électeurs, les politiciens européens essaient de garder le problème aussi loin que possible de leurs frontières », dénonce Marcella Kraay, responsable de l’équipe de Médecins sans frontières (MSF) à bord de l’Aquarius.

Or, une fois ramenés en Libye par des gardes-côtes plus ou moins officiels, les migrants risquent fort d’aboutir dans un centre de détention « où ils risquent de faire face à un traitement épouvantable, incluant le travail forcé, la torture et la violence sexuelle », écrit Human Rights Watch (HRW) dans un rapport publié en juin.

Compte tenu de ce que l’ONU décrit comme une « crise des droits de la personne » en Libye, les bateaux sous pavillon européen ne sont pas autorisés à y renvoyer des gens, précise HRW. Mais ça n’empêche pas les pays européens de déléguer cette responsabilité aux Libyens eux-mêmes…

Le coordonnateur adjoint des sauvetages pour SOS Méditerranée sur l’Aquarius, Stéphane Broc’h, n’en revient pas :

« L’Europe donne de l’argent, mais sans savoir qui en profitera vraiment. Si ça se trouve, on finance carrément les trafiquants. Tout ça parce qu’on préfère voir les gens mourir plutôt que de les laisser venir chez nous. »

Pour lui, en tournant le dos aux migrants, les gouvernements européens se rendent ni plus ni moins complices d’assassinats.

Le deuxième front

L’insécurité ambiante complique le travail de l’Aquarius, qui a haussé son niveau de sécurité au niveau 3 – le plus élevé. Par exemple, à 100 kilomètres des eaux libyennes, les portes du navire sont verrouillées de l’intérieur pendant la nuit.

Mais les opérations de sauvetage sont aussi attaquées sur un autre front : récemment, Frontex, l’agence européenne de contrôle des frontières, a accusé les sauveteurs de « collusion » avec les réseaux de passeurs. 

Et pourtant, c’est le Centre italien de coordination des sauvetages en mer qui assigne les sauvetages aux organisations humanitaires.

Mais le mot a circulé sur les réseaux sociaux et il a fait des ravages. Ajoutant du poids aux critiques qui estiment que la présence continuelle de bateaux de sauvetage crée un « appel d’air » vers l’Europe – des conditions qui favorisent les départs et les passeurs. Au point que le président de l’Italie, Maurizio Massari, menace de fermer les portes du pays à la dizaine d’organisations humanitaires qui patrouillent dans la Méditerranée.

Appel d’air

Selon les témoignages de nombreux migrants, les passeurs libyens les rassurent, en effet, en leur disant que des bateaux de sauvetage les attendent au-delà de la limite des eaux libyennes.

Comme la zone des sauvetages s’est rapprochée des eaux libyennes, ils ont aussi diminué la qualité des bateaux et revu leurs tarifs à la baisse.

Mais est-ce assez pour convaincre plus de gens de partir ?

Réponse du côté de l’Aquarius : les vagues de départs répondent à une logique propre, et non à la présence de navires de secours.

Le bateau de sauvetage italien Mare Nostrum, mis en service après la catastrophe de Lampedusa, en octobre 2013, avait aussi été accusé de créer un « appel d’air » vers l’Europe. Pourtant, quand il a cessé ses opérations, la vague humaine n’a pas tari, rappelle la coordonnatrice de l’équipe de MSF, Marcella Kraay.

« Les gens ne décident pas de traverser la mer en fonction des bateaux de sauvetage », fait-elle valoir. Ceux qu’elle a vus passer sur l’Aquarius au fil des mois fuient plutôt des situations insoutenables, quand ils n’ont pas été mis de force sur des bateaux de mauvaise qualité, une fois qu’on a fini « de les presser comme des citrons » pour en extraire le plus d’argent possible.

Finalement, résume Marcella Kraay, ce n’est pas un « appel », mais bien une poussée d’air qui propulse des centaines de migrants à se jeter à la Méditerranée, au risque de s’y noyer.

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