Voyage de Justin Trudeau en Inde

Bilan d’un séjour mouvementé

Justin Trudeau a profité de sa dernière journée en Inde pour vanter le bilan de son séjour, malgré de nombreuses controverses liées, entre autres, aux séparatismes sikh et québécois, et au port de costumes traditionnels par le premier ministre. À Ottawa, les partis de l’opposition n’ont pas ménagé leurs critiques envers le chef libéral, le chef Andrew Scheer qualifiant d’« échec total » la mission diplomatique.

Voyage de Justin Trudeau en Inde

Un « excellent » voyage, soutient Trudeau

Le premier ministre Justin Trudeau a dressé un bilan « positif » de sa visite officielle de huit jours en Inde, malgré les nombreuses controverses qui ont alimenté les manchettes tout au long de la semaine dans les médias canadiens et étrangers. Mais les partis de l’opposition ont une tout autre lecture des événements et attendent le premier ministre de pied ferme lundi à la Chambre des communes.

SOUVERAINISME ET DANGERS DE VIOLENCE : TRUDEAU NIE

À la veille de son départ de l’Inde, Justin Trudeau a accusé hier les dirigeants du gouvernement de l’État du Pendjab de lui avoir attribué des propos sur le souverainisme québécois et les dangers de la violence qu’il n’a jamais tenus durant une rencontre de 40 minutes qu’il a eue cette semaine avec le chef du gouvernement de cet État indien, Amarinder Singh. « Le rapport est entièrement faux. Je n’ai pas dit ça », a-t-il affirmé durant une conférence de presse à New Delhi. « Au contraire, j’ai toujours été très fier du fait que le Canada, le Québec ont des leçons à partager sur le pluralisme, la diversité, les différents points de vue, sans avoir recours à aucune violence. » Selon le compte rendu de la rencontre publié par le gouvernement de l’État du Pendjab, Justin Trudeau a affirmé que le Canada appuyait sans équivoque une Inde unie et il aurait affirmé avoir lutté toute sa vie contre le mouvement souverainiste au Québec et qu’il était bien conscient des « dangers de violence » qu’un tel mouvement peut entraîner.

VIVES RÉACTIONS AU PAYS

Les propos qui ont été attribués au premier ministre ont tout de même provoqué de vives réactions de la part des souverainistes et des fédéralistes. « Que Justin Trudeau se ridiculise en Inde, c’est son affaire. Mais identifier le mouvement indépendantiste québécois actuel à la violence est mensonger et irrespectueux pour des millions de Québécois », a écrit sur Twitter le chef du Parti québécois, Jean-François Lisée. « C’est une claque en plein visage aux Québécois de dire de telles choses », a soutenu le chef du Parti conservateur Andrew Scheer. Le député néo-démocrate Alexandre Boulerice a pour sa part dit croire la version des faits du gouvernement de l’État du Pendjab. « Je pense qu’on a un gouvernement libéral qui essaie maintenant de réparer les pots cassés, mais il est un petit peu trop tard, et là, il vient envenimer les relations déjà tendues avec le gouvernement indien », a-t-il dit.

OUI AUX COSTUMES TRADITIONNELS

Malgré les critiques au pays et même en Inde au sujet de sa tenue vestimentaire, le premier ministre Justin Trudeau a la ferme intention de continuer sa pratique de porter des vêtements traditionnels quand cela s’impose lors de voyages à l’étranger ou lors de visites de communautés culturelles au pays. « Ça fait des années que je porte des tenues traditionnelles dans différents événements de toutes sortes de communautés. Pour moi, cela fait partie de ma façon de m’approcher de ces communautés-là. Ce qu’on a vu pendant ce voyage-ci, c’est la réaction positive des gens que je rencontrais », a-t-il dit durant sa conférence de presse à New Delhi.

EXTRÉMISTE SIKH : DES COMPTES À RENDRE

Le Parti conservateur réclame une enquête du comité des Communes sur la sécurité publique afin de savoir pourquoi Jaspal Atwal, un extrémiste sikh de la Colombie-Britannique qui a été reconnu coupable d’avoir tenté d’assassiner un ministre indien qui était de passage à Vancouver en 1986, a pu être invité à une réception offerte par le haut-commissariat à New Delhi durant la visite de Justin Trudeau en Inde. « Justin Trudeau veut faire porter le blâme à un député libéral, mais toutes ces décisions concernant les invitations sont prises par le bureau du premier ministre. Cela soulève beaucoup de questions. C’est un échec de sécurité », a affirmé hier le chef du Parti conservateur Andrew Scheer. Pour sa part, Justin Trudeau a répété que l’individu n’aurait jamais dû être invité et qu’il aurait « certainement une conversation » avec le député libéral de la Colombie-Britannique Randeep Sarai, qui lui a transmis cette invitation.

investissements et création d’emplois

Le premier ministre Justin Trudeau estime que sa visite officielle en Inde a été un franc succès, malgré les controverses qui ont fait couler beaucoup d’encre. « Le voyage a été excellent. Cela a été l’occasion d’approfondir les liens entre les individus, souligner la profonde amitié sur le plan politique, culturel, ou commercial, entre nos deux pays. Nous continuons de travailler sur cette relation. Sur les annonces commerciales, il est question de 1 milliard de dollars d’investissements réciproques et tout près de 6000 emplois pour le Canada », a-t-il affirmé.

« ÉCHEC TOTAL », RÉTORQUE ANDREW SCHEER

Le chef du Parti conservateur, Andrew Scheer, estime que les relations entre le Canada et l’Inde se sont détériorées à la suite de la visite officielle de Justin Trudeau. « C’est évident que ce voyage est un échec total pour le premier ministre. Si le premier ministre avait été sérieux au sujet de cette mission commerciale, il aurait demandé au ministre de l’Agriculture ou au ministre du Commerce international de l’accompagner pour s’assurer que nos agriculteurs soient protégés contre les tarifs pour les exportations canadiennes en Inde. C’est un échec pour les contribuables. Le premier ministre a préféré les séances de photos et il a utilisé l’argent des contribuables pour amener un chef célèbre à l’autre bout du monde pour servir ses amis pour une réception », a déclaré à La Presse le chef conservateur.

Le point de vue des Indo-Montréalais

« Il n’a pas à avoir honte ! »

Le voyage coloré de Justin Trudeau en Inde avec sa famille a fait les manchettes cette semaine partout au Canada, certains allant jusqu’à qualifier le séjour de « cauchemar diplomatique ». Qu’en pense la communauté indo-canadienne de Montréal ?

Milan Jetha

« Je ne comprends pas pourquoi quelqu’un rirait des habits traditionnels portés par Justin Trudeau. C’est bien qu’il ait fait ça, c’est un signe de respect très bien perçu en Inde. Moi-même, quand je suis allé à un mariage indien, j’ai porté cette robe traditionnelle. Il n’a pas à avoir honte, bien au contraire ! »

Jasuit Singh

« D’après moi, c’est surtout signe que les élections s’en viennent en 2019. Justin Trudeau a passé la semaine en Inde pour montrer aux gens des grandes communautés indiennes de Toronto, Vancouver et aussi de Montréal qu’il s’intéresse à eux. Avec Jagmeet Singh à la tête du NPD, je pense que M. Trudeau veut s’assurer de ne pas perdre sa popularité auprès des Indo-Canadiens. Cela dit, j’aime notre premier ministre et j’appuie son voyage, c’est bien de tisser plus de liens entre l’Inde et le Canada. »

Vivek Groyal

« J’ai vu que Justin Trudeau avait visité le Taj Mahal. Pierre Elliott Trudeau avait visité le Taj Mahal avec Justin quand il avait 17 ans, alors il a lui aussi voulu faire la visite avec ses enfants. Aussi, quand il a visité le Temple d’Or, il l’a fait comme tous les visiteurs, il a attendu son tour. En Inde, quand les ministres vont au Temple d’Or, ils font bloquer les rues et ça dérange tout le monde. Je trouve que Justin Trudeau a bien fait les choses. »

Manikandan Sambandamoorthy

« C’est un peu trop arrangé. Justin Trudeau essaie d’être “cute” dans son voyage en Inde. Je ne connais pas les raisons derrière son voyage, il a ses propres raisons. Quant à l’invitation qu’il avait lancée à un ancien séparatiste sikh, c’est de la politique interne en Inde, ça n’a pas vraiment de lien avec les Indiens au Canada. »

Sumit Saim

« C’est une bonne chose que Justin Trudeau passe du temps en Inde. Mais je ne sais pas s’il devait nécessairement aller jusqu’à porter les habits traditionnels du mariage. Peut-être que les gens de son entourage l’ont incité à le faire, je ne sais pas. C’est certain qu’il y a des élections l’an prochain et que Trudeau veut marquer des points auprès de la communauté indienne au Canada. Dans ce sens, son voyage est réussi, car tout le monde a pu suivre ça aux nouvelles et surtout sur les réseaux sociaux. »

Mehidi Hussain

« Je ne suis pas indien, je suis du Pakistan, mais je trouve que Justin Trudeau ne devrait pas s’en faire avec les critiques. Quand les gens prennent la peine de vous critiquer, c’est signe que vous êtes important, ça vient avec le poste. Il devrait ignorer les remarques désobligeantes. Personnellement, je trouve qu’il avait l’air parfait avec sa robe traditionnelle indienne. C’est très facile de critiquer les gens pour rien. »

Surinder Kumar

Président de l’Organisation Inde-Canada

« Je pense que ce voyage aurait pu être mieux préparé. Je ne comprends pas pourquoi il y a eu cette invitation, retirée à la dernière minute, à cet ancien séparatiste sikh. Ces gens sont des radicaux qui déforment la vérité. Ils représentent une infime minorité des sikhs, mais ils sont très actifs sur les réseaux sociaux. Peut-être que M. Trudeau ne savait pas tout cela. Sinon, je trouve que c’est une bonne chose, ce voyage, on a beaucoup à gagner d’une plus grande collaboration entre l’Inde et le Canada. »

Voyage de Justin Trudeau en Inde 

Les raisons d’un coup de froid

Faut-il s’étonner de l’accueil frisquet que le premier ministre de l’Inde, Narendra Modi, a réservé à son homologue canadien Justin Trudeau ?

Non, tranche Karine Bates, anthropologue et spécialiste de l’Inde au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal.

Les relations avec le gouvernement de Narendra Modi ont pris un coup de froid dès la formation du gouvernement Trudeau, à la fin de 2015, explique-t-elle. La présence de quatre sikhs portant le turban au sein du cabinet des ministres libéral a heurté les sensibilités du leader du parti Bharatiya Janata (BPJ), formation qui carbure au nationalisme hindou.

La question du séparatisme sikh est « extrêmement délicate » en Inde, souligne Karine Bates. Déjà, l’an dernier, le dirigeant de l’État du Pendjab, Amerinder Singh, avait refusé de rencontrer le ministre canadien de la Défense, Harjit Sajjan, l’accusant de prôner la création d’un État sikh, le Khalistan.

Cette méfiance à l’égard de membres du gouvernement canadien, perçu comme complaisant envers le « terrorisme sikh », a précédé la visite du premier ministre Trudeau en Inde. Dans ce contexte, l’invitation d’un militant sikh, condamné dans les années 80 pour la tentative d’assassinat d’un ministre indien en voyage au Canada, à une réception à l’ambassade canadienne à Delhi constitue une « bavure incroyable », selon Karine Bates.

« Vu de l’Inde, c’est comme si le Canada encourageait le mouvement séparatiste sikh. »

— Karine Bates, spécialiste de l’Inde

Et c’est encore plus vrai quand on sait que Narendra Modi, un politicien de 67 ans qui fraie avec des extrémistes hindous, a l’ambition de restaurer la grandeur et l’héritage de la civilisation indienne.

D’ailleurs, même si des commentateurs indiens se sont moqués des vêtements traditionnels portés par Justin Trudeau, sa femme et ses enfants, ce geste a probablement été perçu positivement dans les cercles du pouvoir, croit la chercheuse. Y compris par Narendra Modi lui-même, qui s’habille selon la tradition indienne.

Mais son nationalisme va au-delà de ses choix vestimentaires.

Climat d’intolérance

Depuis son arrivée au pouvoir, de nombreux artistes et intellectuels ont dénoncé « le climat d’intolérance » encouragé, selon eux, par l’ancien leader de l’État du Gujarat.

En 2002, des extrémistes hindous y avaient lancé des attaques contre les musulmans, tuant plus d’un millier de personnes. Narendra Modi était alors à la tête de cet État. Il n’a pas été tenu responsable de ce massacre. « Mais beaucoup lui reprochent sa complaisance », note Karine Bates.

Et des membres de sa garde rapprochée, qui avaient à l’époque fermé les yeux sur les massacres, se retrouvent aujourd’hui à des postes importants dans la capitale.

Pour l’écrivain indien Pankaj Mishra, Narendra Modi est un « manipulateur qui divise » et qui a fait entrer l’Inde « dans sa période la plus sinistre depuis l’accession à l’indépendance », ainsi qu’il l’écrit dans le journal britannique The Guardian.

Au lendemain de sa victoire électorale aux législatives indiennes du printemps 2015, ce même journal avait décrit Modi comme un « taliban hindou ».

Karine Bates tempère cette perception. Selon elle, Narendra Modi, un homme issu d’un milieu modeste et qui vendait du thé dans une gare quand il était adolescent, a contribué au boom économique du Gujarat.

Et depuis son élection comme premier ministre, il a navigué habilement sur les eaux du nationalisme hindou, en préservant ses amitiés avec des éléments radicaux, sans pour autant les appuyer ouvertement.

Exemple : l’élevage de bœuf, qui est aujourd’hui la cible des hindous radicaux comme Yogi Adityanath, le nouveau dirigeant de l’État le plus populeux du pays, l’Uttar Pradesh.

Ce dernier cherche carrément à interdire toute forme d’élevage bovin. Les attaques contre les éleveurs de bœufs par des hindous voulant imposer leurs valeurs à tous leurs compatriotes se multiplient en Inde.

Tout en dénonçant les actes de violence, Narendra Modi ne s’est pas prononcé sur le fond du débat. Il n’a pas appuyé l’interdiction de la viande de bœuf. Mais il ne l’a pas non plus dénoncée. Or, constate Karine Bates, le mouvement cherchant à fermer les abattoirs bovins est en croissance en Inde. Le sujet est explosif. « C’est très inquiétant. »

En d’autres mots : le gouvernement du BPJ a beau se méfier des dérives sikhes, il n’est pas non plus à l’abri d’un nationalisme extrémiste…

Le Canada, acteur mineur en Inde

La crispation politique autour de la question sikhe n’explique pas à elle seule le traitement réservé au premier ministre Trudeau par ses hôtes indiens.

Il y a aussi eu des conflits commerciaux récents entourant la hausse des prix de certaines denrées alimentaires que l’Inde exporte vers le Canada. Mais surtout, pour Delhi, le Canada est un partenaire somme toute mineur, fait valoir Karine Bates.

Or, ces derniers jours, la présence du leader canadien a été un peu éclipsée par la visite en Inde du président d’Iran Hassan Rohani. Visite qui met en cause de grands dossiers géopolitiques, à un moment où « les plaques tectoniques du pouvoir régional sont en train de bouger » et où l’Inde veut s’imposer comme la grande puissance de l’Asie du Sud, note l’anthropologue.

Ajoutez-y un scandale de corruption susceptible d’éclabousser les cercles indiens du pouvoir, et vous obtenez un contexte où la présence d’un premier ministre du lointain Canada, qu’il soit habillé à l’occidentale ou à l’indienne, a de la difficulté à mobiliser toute l’attention des classes politiques indiennes.

En laissant un ministre mineur accueillir Justin Trudeau, Delhi a bel et bien infligé une gifle diplomatique au Canada. « Mais attention aux attentes nombrilistes, ça nous a aussi simplement remis à notre place », tranche la chercheuse.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.