Faut-il s’étonner de l’accueil frisquet que le premier ministre de l’Inde, Narendra Modi, a réservé à son homologue canadien Justin Trudeau ?
Non, tranche Karine Bates, anthropologue et spécialiste de l’Inde au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal.
Les relations avec le gouvernement de Narendra Modi ont pris un coup de froid dès la formation du gouvernement Trudeau, à la fin de 2015, explique-t-elle. La présence de quatre sikhs portant le turban au sein du cabinet des ministres libéral a heurté les sensibilités du leader du parti Bharatiya Janata (BPJ), formation qui carbure au nationalisme hindou.
La question du séparatisme sikh est « extrêmement délicate » en Inde, souligne Karine Bates. Déjà, l’an dernier, le dirigeant de l’État du Pendjab, Amerinder Singh, avait refusé de rencontrer le ministre canadien de la Défense, Harjit Sajjan, l’accusant de prôner la création d’un État sikh, le Khalistan.
Cette méfiance à l’égard de membres du gouvernement canadien, perçu comme complaisant envers le « terrorisme sikh », a précédé la visite du premier ministre Trudeau en Inde. Dans ce contexte, l’invitation d’un militant sikh, condamné dans les années 80 pour la tentative d’assassinat d’un ministre indien en voyage au Canada, à une réception à l’ambassade canadienne à Delhi constitue une « bavure incroyable », selon Karine Bates.
« Vu de l’Inde, c’est comme si le Canada encourageait le mouvement séparatiste sikh. »
— Karine Bates, spécialiste de l’Inde
Et c’est encore plus vrai quand on sait que Narendra Modi, un politicien de 67 ans qui fraie avec des extrémistes hindous, a l’ambition de restaurer la grandeur et l’héritage de la civilisation indienne.
D’ailleurs, même si des commentateurs indiens se sont moqués des vêtements traditionnels portés par Justin Trudeau, sa femme et ses enfants, ce geste a probablement été perçu positivement dans les cercles du pouvoir, croit la chercheuse. Y compris par Narendra Modi lui-même, qui s’habille selon la tradition indienne.
Mais son nationalisme va au-delà de ses choix vestimentaires.
Climat d’intolérance
Depuis son arrivée au pouvoir, de nombreux artistes et intellectuels ont dénoncé « le climat d’intolérance » encouragé, selon eux, par l’ancien leader de l’État du Gujarat.
En 2002, des extrémistes hindous y avaient lancé des attaques contre les musulmans, tuant plus d’un millier de personnes. Narendra Modi était alors à la tête de cet État. Il n’a pas été tenu responsable de ce massacre. « Mais beaucoup lui reprochent sa complaisance », note Karine Bates.
Et des membres de sa garde rapprochée, qui avaient à l’époque fermé les yeux sur les massacres, se retrouvent aujourd’hui à des postes importants dans la capitale.
Pour l’écrivain indien Pankaj Mishra, Narendra Modi est un « manipulateur qui divise » et qui a fait entrer l’Inde « dans sa période la plus sinistre depuis l’accession à l’indépendance », ainsi qu’il l’écrit dans le journal britannique The Guardian.
Au lendemain de sa victoire électorale aux législatives indiennes du printemps 2015, ce même journal avait décrit Modi comme un « taliban hindou ».
Karine Bates tempère cette perception. Selon elle, Narendra Modi, un homme issu d’un milieu modeste et qui vendait du thé dans une gare quand il était adolescent, a contribué au boom économique du Gujarat.
Et depuis son élection comme premier ministre, il a navigué habilement sur les eaux du nationalisme hindou, en préservant ses amitiés avec des éléments radicaux, sans pour autant les appuyer ouvertement.
Exemple : l’élevage de bœuf, qui est aujourd’hui la cible des hindous radicaux comme Yogi Adityanath, le nouveau dirigeant de l’État le plus populeux du pays, l’Uttar Pradesh.
Ce dernier cherche carrément à interdire toute forme d’élevage bovin. Les attaques contre les éleveurs de bœufs par des hindous voulant imposer leurs valeurs à tous leurs compatriotes se multiplient en Inde.
Tout en dénonçant les actes de violence, Narendra Modi ne s’est pas prononcé sur le fond du débat. Il n’a pas appuyé l’interdiction de la viande de bœuf. Mais il ne l’a pas non plus dénoncée. Or, constate Karine Bates, le mouvement cherchant à fermer les abattoirs bovins est en croissance en Inde. Le sujet est explosif. « C’est très inquiétant. »
En d’autres mots : le gouvernement du BPJ a beau se méfier des dérives sikhes, il n’est pas non plus à l’abri d’un nationalisme extrémiste…
Le Canada, acteur mineur en Inde
La crispation politique autour de la question sikhe n’explique pas à elle seule le traitement réservé au premier ministre Trudeau par ses hôtes indiens.
Il y a aussi eu des conflits commerciaux récents entourant la hausse des prix de certaines denrées alimentaires que l’Inde exporte vers le Canada. Mais surtout, pour Delhi, le Canada est un partenaire somme toute mineur, fait valoir Karine Bates.
Or, ces derniers jours, la présence du leader canadien a été un peu éclipsée par la visite en Inde du président d’Iran Hassan Rohani. Visite qui met en cause de grands dossiers géopolitiques, à un moment où « les plaques tectoniques du pouvoir régional sont en train de bouger » et où l’Inde veut s’imposer comme la grande puissance de l’Asie du Sud, note l’anthropologue.
Ajoutez-y un scandale de corruption susceptible d’éclabousser les cercles indiens du pouvoir, et vous obtenez un contexte où la présence d’un premier ministre du lointain Canada, qu’il soit habillé à l’occidentale ou à l’indienne, a de la difficulté à mobiliser toute l’attention des classes politiques indiennes.
En laissant un ministre mineur accueillir Justin Trudeau, Delhi a bel et bien infligé une gifle diplomatique au Canada. « Mais attention aux attentes nombrilistes, ça nous a aussi simplement remis à notre place », tranche la chercheuse.