Chronique

Sortir du bois

Comment rester immobile devant les suicides et le désespoir endémique dans les communautés autochtones ?

Le Dr Stanley Vollant, premier chirurgien autochtone au Québec, posait la question cette semaine alors que l’état d’urgence était décrété dans la réserve crie d’Attawapiskat. En mars, dans cette communauté de 2000 âmes du nord de l’Ontario, on a recensé 28 tentatives de suicide. En avril, 11 autres. Cette semaine encore, on a désamorcé un pacte de suicide impliquant 13 jeunes. Parmi eux, un enfant de neuf ans. Neuf ans…

Débat d’urgence à la Chambre des communes, envoi de renforts, promesses d’agir… La crise semble avoir eu l’effet d’un électrochoc. Est-ce à dire que nous sommes moins indifférents qu’autrefois devant les problèmes vécus par les communautés autochtones ?

J’ai posé la question au Dr Vollant. « Je vous rappelle en sortant du bois », m’a-t-il dit. Il était sur la route entre Dolbeau et Montréal, où il participait vendredi soir à une conférence universitaire sur l’importance de l’éducation pour améliorer la santé et le mieux-être des autochtones.

En sortant du bois, il m’a rappelée pour me dire que nous n’étions pas sortis du bois. Mais qu’il avait bon espoir d’y arriver.

La crise que vivent des communautés autochtones était prévisible, dit-il. « C’était écrit dans le ciel. Et c’est malheureusement loin d’être fini. Là, on éteint le feu à Attawapiskat avec des équipes qui vont intervenir à court terme. Mais après, une fois le feu éteint, on va les oublier. Et dans deux ans, ça va revenir. Parce qu’il n’y aura pas d’approches à long terme portant sur la santé mentale, l’éducation, les conditions de vie… Et on verra d’autres feux ailleurs. »

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La crise d’Attawapiskat rappelle au Dr Vollant de douloureux souvenirs. En 2007, il était lui-même au bord du suicide. Il est passé à un doigt d’appuyer sur la détente. Il avait l’impression que la nuit noire et froide qu’il vivait ne se terminerait jamais.

C’est en se mettant à marcher que le Dr Vollant est venu à bout de ses démons intérieurs. En 2008, sur le chemin de Compostelle, il a fait ce rêve fou de marcher 6000 km à la rencontre de communautés autochtones. Il voyait les suicides. Il voyait le décrochage scolaire. Il voyait la quête d’identité. Il voyait surtout qu’il y avait urgence d’agir. Il voulait parler aux jeunes. Leur donner espoir. Leur dire qu’il y avait une vie après les nuits trop noires.

Le chirurgien a mis son rêve à exécution. Dans le cadre de son projet nommé Innu Meshkenu, il a déjà parcouru 5200 km à pied, comme le faisaient ses ancêtres nomades. Sur sa route, il a rencontré plus de 15 000 jeunes.

Il reprend encore la route demain. Une « petite » marche de 240 km entre Cacouna et la réserve huronne de Wendake. Il aimerait finir son périple à Montréal, pour le 375e anniversaire de la ville, en invitant des autochtones et des non-autochtones à marcher ensemble.

Aux jeunes qu’il rencontre, le Dr Vollant parle de son expérience. Il leur parle de sa vie d’enfant innu de Pessamit qui a grandi aux abords du fleuve Saint-Laurent sur la Côte-Nord. Il leur raconte qu’il a été élevé dans la forêt par ses grands-parents, qu’il ne parlait pas un mot de français avant 6 ou 7 ans. Il leur raconte que son grand-père qui n’était pas allé à l’école lui disait : « Toi, mon fils, tu vas aller à l’université pour défendre nos droits qui ont été bafoués. »

Il leur raconte aussi qu’il s’est battu contre le racisme, parfois avec ses poings. Qu’à Québec, il se faisait traiter de « sauvage » à l’école secondaire. Qu’on lui interdisait de parler « sauvage »…

Il leur dit qu’il a surmonté sa peur du sang pour devenir chirurgien. Il leur parle de sa tentative de suicide, aussi. « Je leur dis que même la nuit la plus froide, je me suis accroché à l’espoir que le soleil allait se relever. »

Il leur dit de s’accrocher à leurs rêves. De ne pas abandonner devant les difficultés. Il leur dit que la vie est le plus beau cadeau.

Il leur dit de se souvenir de leurs ancêtres, qui étaient forts et courageux. Il leur dit d’être fiers de qui ils sont. Il leur dit : « Un jour, je reviendrai ici me faire soigner, et c’est toi qui seras mon docteur. »

Rien ne lui fait plus plaisir que de recevoir des nouvelles de jeunes qui lui disent que son message d’espoir les a poussés à aller au cégep ou à l’université. À se projeter, à rêver, à se dire que c’est possible.

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Les statistiques sont affolantes. Les rêves brisés qu’elles racontent, encore plus. On parle de taux de suicide 4 à 6 fois plus élevé chez les autochtones et de 15 à 20 fois plus élevé chez les Inuits. On parle de taux de décrochage scolaire de 50 à 75 %. Ce qui est tout aussi affolant, c’est le haussement d’épaules que cela suscite trop souvent encore. Comme si cela ne nous concernait pas. Comme si les autochtones n’étaient pas des citoyens à part entière.

Cette indifférence est un héritage du colonialisme, souligne le Dr Vollant. On ignore le traumatisme transgénérationnel. On ignore les conséquences désastreuses des sévices subis dans les pensionnats autochtones. On dit : « C’est dans leur culture » à des gens qui, de façon paradoxale, ont vu leur culture anéantie.

Le Dr Vollant sursaute quand il entend des gens dire qu’il n’y a rien à faire avec les autochtones, sinon les inviter à déménager en ville. Comme si déplacer un problème permettait de l’enrayer.

Il sursaute encore quand il entend dire : « Les autochtones, c’est un puits sans fond. On va investir beaucoup d’argent et ça ne donnera rien. » À cela, il répond : « Il se peut que ça coûte cher au début, oui. Car sous les conservateurs, il y a eu des années de disette. On a sabré de façon importante les budgets en éducation et en prévention. Il y a un grand rattrapage à faire pour mettre à niveau les interventions en santé physique, en santé mentale et les interventions sociales. »

Mais il faut garder en tête que chaque dollar consacré à la prévention et à l’intervention est un investissement à long terme. « Il y a des investissements à faire. Et d’un autre côté, les communautés doivent se réveiller et se prendre en main. »

Il y a de l’espoir, répète toujours le Dr Vollant. « Je suis optimiste. Mais mon travail est loin d’être terminé ! »

S’il faut marcher 6000 autres kilomètres encore pour sortir du bois, on sent qu’il le fera.

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