Opinion

Changer son monde à soi

Qu’on le veuille ou non, le monde change. En mieux ou en pire, cela demande des nuances. Il me semble que pour changer le monde, il faut arriver à changer son monde à soi et, avant cela, déterminer qui est ce soi.

Le monde des femmes a changé et cela, pour ce qui est du Québec, je peux en témoigner.

Sans ressortir les grandes dates qui ont marqué l’histoire des femmes québécoises, sans vouloir étaler le palmarès des luttes ardues et des bons coups, on peut affirmer que le monde des femmes d’ici a profondément évolué depuis ma naissance.

Je suis souvent étonnée de l’ignorance dans laquelle nous nous tenons quant à cette évolution.

Quand j’ai effectué des recherches pour l’écriture de la trilogie Le goût du bonheur, ce qui m’a le plus frappée dans notre histoire récente, c’est cette force des femmes et leur passage de l’état de mineures incapables juridiquement (selon la loi) au statut d’êtres humains libres, émancipés de la domination paternaliste et enfin responsables d’elles-mêmes. Cette égalité juridique chèrement acquise s’est-elle immédiatement manifestée dans la vie de toutes les femmes ? Bien sûr que non. La loi encadre, mais elle ne peut forcer les êtres humains à évoluer dans son sens.

La loi oblige à agir dans certaines limites, mais elle ne règne pas sur la pensée… ni sur les préjugés. Et l’égalité, la vraie, est tributaire de tant de réflexions, de discernement et de comportements.

Quand j’étais petite, une femme vulgaire était celle qui fumait dans la rue. Il y en avait d’autres sortes, évidemment, mais fumer, sacrer, rire de façon provocante ou aguicher (notez le verbe au parfum ancien : aguicher, jouer du désir de l’autre, oser exalter une note sensuelle ou même sexuelle !), tout cela était non seulement à éviter, mais jugé sévèrement. Et condamné. On avait le « droit », mais c’était banni.

Le viol était quasiment toujours estimé comme provenant d’un geste, d’un comportement ou d’une attitude de la victime. « Elle l’a bien cherché » était la phrase la plus fréquente qu’on entendait sur le sujet. Rarement a-t-on cru que les femmes étaient vraiment abusées. Et là-dessus, malheureusement, les femmes jugeaient souvent aussi sévèrement que les hommes.

C’était aussi une époque où l’opinion d’une femme ne valait pas le pesant d’or de celle d’un homme. Et cela, même si l’homme était crétin…

Le pouvoir de changer les choses commence avec le pouvoir d’exister, d’être soi-même, profondément et librement. Quel que soit ce « soi-même ». 

Pour y arriver, il faut parfois passer par une guerre personnelle, on peut l’arracher au prix de ruses, de négociations, de véhémence ou même d’agressivité. Mais devenir qui on est vraiment ne se fait jamais au prix de la fuite, du mensonge ou du renoncement. Ça exige du courage.

Le pouvoir d’être soi ne se gagne par personne d’autre que soi-même. Il faut tâtonner parfois longtemps avant de se connaître. Quand nous savons ce dont nous sommes capables, quand nos limites mais aussi nos forces, nos désirs, nos principes sont cernés, alors nous pouvons aller de l’avant. Cette quête, on ne peut la laisser à autrui. Ni à l’autre, ni à l’État ni même à Dieu.

J’ai eu 20 ans à l’ère du féminisme militant et claironnant. Les femmes de cette époque, excédées à juste titre, ont combattu fermement pour faire avancer notre statut.

Mon féminisme n’a jamais été excluant, j’ai toujours considéré que les hommes devaient être partie prenante – et non endurante – du changement. Les hommes féministes existaient quand j’avais 20 ans. Comme ils existent encore. Et ils sont essentiels à la réussite des projets féministes. Parce qu’il n’y a pas un seul changement dans ce monde qui doit et peut se faire en ignorant une partie de cette humanité.

Les femmes ont été exclues du pouvoir trop longtemps, c’est vrai. Elles ont été écartées des sphères dirigeantes et même pensantes, elles ont connu des aberrations de lois qui les infantilisaient, les dégradaient et ouvraient la porte aux pires injustices, c’est vrai.

Mais écarter qui que ce soit sous prétexte qu’on l’a été n’est pas envisageable. Ce n’est pas parce qu’on a été évincés qu’on obtient le droit d’évincer à son tour. Ce n’est pas chacun son tour.

C’est ensemble ou rien. Dans un respect constant, un respect qu’on doit vérifier, solidifier, poursuivre sans trêve.

Si le mouvement #moiaussi exerce une telle pression sociale aujourd’hui, c’est parce qu’il est pris au sérieux par tous. Tous les « moiaussi » sont enfin entendus, qu’ils soient hommes ou femmes. Et ils sont soutenus, tant par les hommes que par les femmes. Avec des sensibilités variables, c’est vrai, mais c’est cela une société : des sensibilités inégales qui vont engendrer un mouvement de fond qui parviendra à reléguer l’abus dans la case des comportements inacceptables.

De la même façon que les jeunes adolescents américains victimes de tueries répondent enfin à l’attaque par le désarmement et non par l’escalade à l’armement, nous réussirons à changer quelque chose dans le monde. Sûrement. Pacifiquement. Et ensemble.

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