Opinion Jocelyn Maclure 

Le marché des idées

On peut utiliser différentes métaphores pour décrire le débat public. Suivant une tradition née à la Renaissance, on peut souhaiter qu’il prenne la forme d’une « République des lettres ».

Selon cette conception, le débat public plonge ses racines dans la réflexion des philosophes, des littéraires, des artistes et des scientifiques qui, par-delà leur nationalité et leur expertise, parlent tous le langage de l’esprit. C’est une vision noble, mais aussi idéaliste et élitiste, du débat public.

Bien que certains continuent de contribuer à l’édification d’une véritable République des lettres, la métaphore du « marché des idées » ou du « marché cognitif » est nettement plus adéquate pour décrire l’état actuel de la discussion publique. Comme les marchés économiques, le marché des idées n’est pas intrinsèquement éthique et ses normes n’assurent pas spontanément une juste distribution des voix et de l’influence.

Rien ne garantit que les points de vue les plus populaires et influents sont aussi les meilleurs ou les plus sages.

Considérant la valeur de la liberté d’expression, le pouvoir public ne peut guère aller plus loin, sur le plan de la régulation du marché des idées, que d’interdire les discours haineux et de favoriser la diversité des voix ou soutenant les institutions du savoir, les médias et les arts.

Nos nombreuses limites et fragilités en tant que penseurs et raisonneurs créent une demande importante pour les points de vue clivants et caricaturaux qui se moquent des critères de rigueur, de cohérence et d’honnêteté intellectuelles. En plus, les intérêts personnels ou partisans de certains font qu’une offre de discours simplificateurs, polémiques et fortement idéologiques est toujours largement disponible. Les plateformes numériques permettent une diffusion potentiellement virale de ces discours.

La révolution numérique

Mettre en place les conditions d’une conversation publique éclairée est un défi colossal. Cela requiert la présence à la fois d’institutions sociales fortes et de dispositions intellectuelles favorables chez les individus. Sans laisser entendre que tout était mieux avant – voir à ce sujet la superbe adaptation de Coriolan par Robert Lepage présentée au TNM –, il faut bien admettre que la Révolution numérique a ébranlé les institutions capables de filtrer les points de vue et que les grandes fractures sociales (socioéconomiques et identitaires) favorisent l’indignation permanente, le ressentiment, la diabolisation de l’autre et l’enfermement idéologique. Bref, nous sommes mal barrés.

Que faire ? Disons d’abord que le cynisme comme unique posture et le « démissionnisme » ne sont pas des options.

Des parts de notre marché cognitif sont, dans les faits, disponibles pour ceux qui respectent l’intelligence des citoyens et la complexité du réel. Et ces parts peuvent augmenter.

Tous ceux qui s’intéressent à l’émergence des populismes et des autoritarismes de droite et de gauche au XXsiècle savent que les partis antidémocratiques n’apparaissent pas ex nihilo. Ils naissent et prennent de l’expansion dans des contextes intellectuels où des idées prônant l’identification de boucs émissaires, la violation de droits fondamentaux et l’affaiblissement des contre-pouvoirs sont exprimées et normalisées.

Ne pas renoncer à rendre la conversation démocratique plus éclairée n’implique pas que l’on soit optimiste quant aux chances de renverser les grandes tendances actuelles. En outre, les intellectuels publics qui, comme moi, ont tenté dans la dernière décennie de démontrer à leurs concitoyens que l’ouverture raisonnable à la diversité et l’accommodement balisé des différences servaient mieux nos valeurs publiques partagées que le repli identitaire ont largement échoué. Il ne sert à rien de faire l’autruche. Lorsque l’on encourage les autres à faire preuve d’esprit critique à l’égard de certains discours, on peut difficilement faire l’économie de l’autocritique. Cela serait malhonnête.

Pour ne prendre qu’un seul exemple, le rapport de la commission Bouchard-Taylor* a montré à l’aide de faits et d’arguments que les grands choix de société du Québec en faveur de la laïcité, des droits et libertés de la personne, de l’égalité homme-femme, de la promotion du français comme langue publique commune et de l’interculturalisme n’étaient pas menacés, au contraire, par l’ouverture raisonnable à la diversité.

Pourquoi ce discours est-il à peine audible chez ceux qui n’y adhèrent pas déjà ? Pourquoi, comme en témoigne la récente déclaration de la ministre Isabelle Charest, recommence-t-on pratiquement à zéro lorsque des sujets comme le port de signes religieux reviennent au premier plan ? J’aurai l’occasion d’y revenir, mais force est de constater que les intellectuels pluralistes ne se sont pas démarqués par leur efficacité depuis 10 ans.

Malgré cela, la pire chose à faire serait de déserter le marché des idées. Il faut se remettre en question, revisiter nos positions, trouver d’autres façons de les exprimer. Mais il faut impérativement opposer un discours à ceux qui alimentent le populisme et instrumentalisent les préoccupations compréhensibles et les passions tristes d’une partie de la population. C’est ce qui me motive à me joindre à l’équipe de collaborateurs de la section Débats de La Presse+.

* Je note par souci de transparence que j’ai agi comme analyste-expert et rédacteur pour la commission Bouchard-Taylor.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.