Chronique

Cette « niaiserie » appelée égalité

La scène se déroule dans une salle de conférence d’une université. Des étudiants et des professeurs de psychologie y sont réunis pour écouter un scientifique de renom. Il leur présente une illustration montrant deux tables et leur dit : « Comme vous pouvez le voir, ces deux tables sont exactement pareilles tant pour la forme que pour la taille. »

Sourires embarrassés dans la pièce devant ce conférencier qui, de toute évidence, a des problèmes de vision. Certains tournent la tête pour voir si un angle différent pourrait modifier leur perspective.

D’autres se demandent s’ils ne feraient pas mieux de sortir de la salle plutôt que de perdre leur temps avec de telles sornettes.

Mais voilà que le conférencier, derrière son projecteur, fait pivoter d’une table à l’autre une feuille d’acétate sur laquelle est dessiné un seul et même parallélogramme rouge. Contre toute attente, ces deux tables sont exactement identiques. Les sceptiques sont confondus.

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En voyant l’image de ces deux tables dans le fascinant livre Blindspot – Hidden Biases of Good People (écrit par les psychologues américains ayant conçu le test de l’Université Harvard sur les préjugés inconscients dont je parlais samedi), je faisais partie des sceptiques. J’ai même calqué une des tables pour m’assurer qu’elles étaient vraiment identiques. Eh oui, elles le sont ! Mais une illusion visuelle empêche notre cerveau de s’en rendre compte. Un genre de bogue inconscient qui nous rappelle que, même lorsqu’on est certain de voir les choses telles qu’elles sont, notre cerveau peut nous jouer des tours.

Ces bogues dans notre esprit n’affectent pas que notre champ visuel. À notre insu, ils interviennent dans la façon dont on perçoit les autres et dont on agit. Dans la façon dont on écrit des chroniques, sans doute, aussi.

Même les gens les mieux intentionnés du monde et opposés à toute forme de discrimination ont des préjugés dans l’angle mort de leur cerveau, explique-t-on dans Blindspot. Des idées préconçues qui tendent à favoriser les catégories valorisées dans notre société (hommes, Blancs, jeunes, etc.) au détriment des autres.

Si on ne peut pas effacer ces préjugés inconscients, on peut, en revanche, avoir l’humilité de reconnaître qu’ils existent et s’assurer qu’ils ne créent pas d’inégalités sociales.

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Comment y arriver ? Il suffit parfois de peu de choses. L’exemple des orchestres symphoniques américains, cité dans Blindspot(*), est fort intéressant. En 1970, moins de 10 % des musiciens de ces orchestres étaient des femmes. Et les femmes représentaient moins de 20 % des nouvelles embauches. Cela n’inquiétait pas grand monde. Après tout, les plus grands virtuoses avaient toujours été des hommes, non ?

Dans les années 70, le mouvement féministe américain a remis en question ce qui semblait être une évidence. Et si le recrutement ne favorisait pas tant les meilleurs que ceux que l’on a depuis toujours été habitué de voir comme les meilleurs ?

On a eu la preuve des effets pervers du stéréotype « virtuoses = hommes » quand de grands orchestres ont remplacé les traditionnelles auditions devant un comité d’experts par des auditions à l’aveugle, derrière un rideau. Non pas qu’ils soupçonnaient une quelconque discrimination à l’égard des femmes, mais plutôt parce qu’ils craignaient que la sélection ne favorise les élèves de professeurs réputés. Mais ô surprise… Dans les deux décennies qui ont suivi l’adoption des auditions à l’aveugle, la proportion de femmes embauchées a doublé, passant de 20 à 40 % !

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« Ça ne se peut pas, écrire des niaiseries de même ! », a dit Éric Duhaime, réagissant, vendredi, au premier volet de ma série sur la discrimination systémique, au micro du FM 93 qu’il partage avec l’ex-ministre Bernard Drainville.

« Elle est passée où, la rigueur, Mme Elkouri ? », a lancé Bernard Drainville après avoir complètement déformé le sens de ma chronique. Elle est passée où ? Je me posais la même question en écoutant cet ancien journaliste servir sa soupe démagogique à ses auditeurs.

MM. Duhaime et Drainville ont bien sûr droit à leur propre opinion. Mais ils n’ont pas droit à leurs propres faits. Contrairement à ce qu’a affirmé M. Drainville, je n’ai jamais dit que le fait de considérer que le racisme envers les minorités n’était pas un problème au Québec était en soi une preuve de racisme. Un chroniqueur du Journal de Montréal empruntait le même raccourci hier en caricaturant mon propos pour mieux le ridiculiser.

Il ne s’agit pas ici d’accuser bêtement le Québec, qui demeure une société très accueillante, d’être raciste. Accuserait-on le Québec d’être sexiste parce qu’on s’y préoccupe plus qu’ailleurs d’égalité hommes-femmes ? Bien sûr que non. On dira au contraire que c’est le propre d’une société progressiste qui croit à l’égalité de s’assurer d’être à la hauteur de ses principes.

S’il a lu ma série d’articles, pour laquelle j’ai interviewé une brochette de chercheurs qui ont étudié à fond ces questions, M. Drainville aura compris que ni lui, ni moi, ni personne ne peut prétendre être à l’abri de préjugés racistes ou sexistes, qui sont bien souvent inconscients. Il aura aussi compris que lorsque je parle de « racisme systémique », je ne parle pas d’un vilain système conçu pour exclure qui serait propre au Québec. Je parle d’un système qui, souvent involontairement, finit par exclure. Partout où il y a des rapports de pouvoir, il y a de la discrimination systémique. Il ne s’agit pas de se culpabiliser, mais d’en prendre conscience.

Le Québec, avec son racisme tout au plus « imaginaire », ferait-il donc exception à toutes les sociétés du monde ?

Pour M. Duhaime, si on veut parler de racisme systémique, le véritable problème est ailleurs. « C’est quand on fait des politiques de discrimination positive. Ça, c’est du racisme systémique », a-t-il dit en citant le cas de la fonction publique où des « Québécois francophones de vieille souche » qualifiés se feraient doubler par des minorités visibles privilégiées.

Encore là, les études sérieuses sur le sujet montrent qu’il ne fait que colporter des idées reçues. Les programmes d’accès à l’égalité dans la fonction publique ou ailleurs ne visent pas à donner des privilèges, mais bien à corriger des iniquités reconnues dans le domaine de l’emploi. Il ne s’agit pas de réserver des postes à des femmes ou à des minorités sans tenir compte de leurs compétences. Les programmes s’appliquent selon le principe du mérite.

Malheureusement, dans les faits, comme l’a bien démontré l’économiste Marie-Thérèse Chicha, on est encore loin de l’égalité, faute de volonté politique. Ces programmes ont donné lieu à des progrès pour les femmes. Mais pas pour les minorités visibles, si cela peut rassurer M. Duhaime.

Il faut souhaiter que le nouveau président du Conseil du trésor, Pierre Moreau, responsable de ces programmes dans la fonction publique, donne l’exemple et redresse la barre. Car il est dans l’intérêt de toute société qui croit vraiment à cette « niaiserie » appelée égalité de combattre la discrimination systémique.

(*) Blindspot – Hidden Biases of Good People, de Mahzarin R. Banaji et Anthony G. Greenwald. Bantam Books Trade Paperback Edition, New York, 2016

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