LIVRE NUMÉRIQUE

Quinze ans plus tard

En 2000 paraît le tout premier livre exclusif au numérique, qui boude le format papier. Il s’agit du roman d’horreur – et best-seller – Riding the Bullet (Un tour sur le Bolid’) de l’auteur à succès Stephen King. Deux ans auparavant, les premières liseuses électroniques avaient fait leur apparition sur le marché.

On a depuis périodiquement annoncé que la « révolution numérique » allait bouleverser à son tour le livre : l’avenir était à « l’encre électronique », au « papier numérique ». Mais le bouleversement tant attendu s’est-il concrétisé ?

 « Personne ne veut avoir l’air passéiste et refuser l’édition numérique, explique Jean Paré, directeur général chez Guy Saint-Jean éditeur, mais disons qu’on est encore très, très loin d’une révolution au Québec. Le livre numérique, c’est juste une plateforme supplémentaire pour nous, sans plus. »

Que le livre électronique ne soit pas près de disparaître, personne ne le conteste. D’ailleurs, quelques milliers de versions numériques de livres québécois, publiées par plus de 170 éditeurs d’ici, sont actuellement « stockées » dans la plateforme entrepotnumerique.ca.

Et si les ventes étaient infimes il y a cinq ans, elles sont désormais… minimes. « On a commencé à vendre nos livres en numérique à la fin de 2011, explique Nicole Saint-Jean, présidente de Guy Saint-Jean éditeur. On a fait 450 $ cette année-là ! Après, ça a monté tranquillement : de 2 % en 2012, on a atteint 8 % l’an dernier. »

N’est-ce pas là un petit boom ? « Eh bien, pas vraiment, car pour près de 75 % de nos titres disponibles en numérique, cela représente des ventes de 100 exemplaires et moins », précise sa collègue Claude Durocher, directrice des ventes à la même maison d’édition.

« Il y a trois ou quatre ans, reprend-elle, le milieu de l’édition croyait que l’arrivée du numérique ranimerait les ventes de vieilleries [livres sortis il y a longtemps, épuisés…], comme ç’a été le cas en musique. Mais ce n’est pas arrivé. »

« Ce n’est pas suffisant, une version numérique d’un livre, pour que les gens le redécouvrent. »

— Claude Durocher, directrice des ventes de Guy Saint-Jean éditeur

Et ce n’est pas gratuit, éditer un livre numérique : création du fichier (non, ce n’est pas un simple PDF !), coût de son entreposage virtuel, promotion… Pour une auteure à succès comme Louise Tremblay-D’Essiambre, qui vend en moyenne 100 000 exemplaires papier et plus d’un de ses livres, les ventes numériques sont bonnes (sa récente tétralogie Les héritiers du fleuve vient tout juste de quitter le palmarès des ventes numériques Archambault).

Mais pour tous les autres… « Disons que pour notre livre le plus vendu en format numérique depuis 2011, ça représente 4794 exemplaires », ajoute Mme Durocher. Rien pour envoyer un courriel à sa mère.

ACHETER ?

N’empêche, si elle est plutôt timide, cette croissance continue du numérique présage-t-elle une future explosion, un peu comme aux États-Unis ?

En 2014, le géant du commerce en ligne Amazon annonçait que les ventes de livres numériques représentaient 30 % de ses ventes totales de livres. Ce pourcentage reflète d’ailleurs le portrait de l’ensemble du marché américain de l’édition numérique, dont les deux tiers de la production sont conçus pour la liseuse Kindle, propriété d’Amazon.

Devant ces chiffres, pourquoi ne pas conclure que le livre numérique a de beaux jours devant lui ? Eh bien, parce qu’il n’est pas aussi rentable que l’on pourrait le croire.

Selon le magazine économique Forbes, un colosse de l’édition comme Random House est obligé d’appliquer un rabais d’environ 53 % sur le prix de ses livres numériques vendus sur Amazon. Et il n’est pas le seul : tous les éditeurs sont tenus d’offrir d’importants rabais au géant du commerce en ligne.

Les ventes de livres numériques sur Amazon se feraient ainsi à perte, estiment plusieurs observateurs. Pour l’entreprise, le livre numérique sert essentiellement de « produit d’appel » : un produit vendu beaucoup moins cher, afin d’attirer la clientèle qui consommera aussi d’autres produits.

« Ces réseaux-là n’ont absolument aucune intention de développer un marché du livre, martèle Lise Bergevin, directrice de la maison d’édition Leméac. Ils utilisent le livre uniquement comme un produit d’appel, qui est une leçon de base en marketing. Et quand ils auront écrémé ce produit, car le consommateur se lasse vite, ils passeront à autre chose. »

« Là, c’est le livre qui attire sur leurs sites, parce qu’il est vendu à bas prix. Le prochain truc, ce sera peut-être les cosmétiques, ou les équipements sportifs. »  — Lise Bergevin, directrice de Leméac

Si le livre numérique est vendu moins cher, il produit donc nécessairement moins de revenus. Et ce sont les éditeurs, et surtout les auteurs, qui en font les frais.

Random House, la plus grande maison d’édition qui soit, est la propriété du groupe média allemand Bertelsmann. « Et Bertelsmann a décidé dernièrement de ralentir le rythme dans l’édition numérique », ajoute Lise Bergevin.

« Si Bertelsmann trouve qu’il n’a pas les moyens de rentabiliser ce secteur, ce n’est certainement pas Leméac qui va en avoir », ajoute-t-elle avec humour. 

Leméac – où sont publiés entre autres Michel Tremblay et Simon Boulerice – est l’un des rares éditeurs québécois qui ne proposent aucune version numérique de leurs livres. « On peut lire Tremblay en version numérique dans toutes les langues, sauf en français ! », confirme Jean-François Cusson, directeur général de Biblio Presto, qui gère la plateforme de prêt en ligne pretnumerique.ca dans les bibliothèques du Québec.

« Je ne suis pas pronumérique, c’est vrai, rétorque Lise Bergevin, mais je ne suis pas non plus antinumérique. C’est juste qu’on ne m’a pas convaincue que c’était une chose indispensable pour le développement de la littérature. Michel Tremblay lui-même a été parmi les premiers séduits par la lecture sur tablette, mais aujourd’hui, il n’en lit presque plus de livres numériques ! »

S’ABONNER ?

Si on y regarde de plus près, ce sont habituellement les ouvrages « de référence » qui ont la cote en matière de ventes : les guides de voyage (l’éditeur québécois Ulysse propose ainsi pas moins de 1538 ouvrages numériques dans entrepotnumerique.ca !), les livres de droit, les dictionnaires et autres ouvrages du genre, les journaux.

« C’est ce qui marche le plus parce qu’ils sont vendus en abonnement comprenant des mises à jour, dit Lise Bergevin, de Leméac. L’avantage pour ce type de publication, c’est que même s’ils sont piratés, leurs mises à jour leur donnent une valeur ajoutée, car elles ne peuvent être piratées. »

Il est vrai que l’abonnement et le livre numérique font bon ménage : la plateforme de prêt en ligne québécoise pretnumerique.ca, qui regroupe toutes les bibliothèques publiques, connaît ainsi un succès phénoménal (voir notre autre texte).

Car pour ceux qui lisent sur une liseuse, le passage à la lecture numérique n’a pas été difficile à faire. « Dans mon cas, c’est même devenu ma plateforme principale de lecture », explique Maxime Denoncourt, 29 ans, éducateur jeunesse à Montréal.

« Je me déplace tous les jours à vélo. Avec ma liseuse Kindle, je peux traîner ma bibliothèque avec moi, le poids et l’espace en moins », dit-il.

Même s’il n’est pas nostalgique du papier, Maxime, un grand lecteur (il dévore au moins trois livres par mois, malgré son horaire chargé), constate une différence entre la liseuse et ses bons vieux romans imprimés.

« Je n’ai pas migré vers la liseuse parce que je n’aimais plus le papier. Je l’ai choisie uniquement parce qu’elle est plus pratique dans mes déplacements. Avec les livres imprimés, tu sens davantage que tu manipules quelque chose qui existe vraiment », dit-il.

Pour Kathleen Metcalfe, 65 ans, retraitée de l’enseignement, choisir entre l’imprimé et le numérique se résume à une question de disponibilité. « On n’a pas tous les titres en français », affirme-t-elle.

« Je ne suis pas nostalgique du papier. J’avoue que ça m’a pris un temps pour m’adapter, mais c’est comme dans tout. Sinon, ma liseuse est pratique lorsque je voyage. Je reviens, par exemple, d’une croisière et je la traînais partout. Même dans la cabine, grâce à l’éclairage intégré, je peux lire le soir quand l’autre personne dort », explique la résidante de L’Assomption.

RÉVOLUTIONNER ?

La révolution numérique n’est pas celle imaginée il y a 15 ans : rien de comparable à ce qui se vit en musique et au cinéma, en tout cas. Oui, mais les jeunes lecteurs, nés en même temps que la liseuse électronique, pourraient-ils finir par transformer la donne ?

Pas si l’on croit l’une des prédictions pour 2015 en matière de technologies et médias faites par le grand cabinet de services professionnels Deloitte Canada, publiée en janvier dernier. « Les livres imprimés représenteront plus de 80 % des livres vendus dans les pays développés, même si les tablettes, les liseuses électroniques et les téléphones intelligents sont omniprésents. Contrairement aux autres formats numériques tels que la musique et les films, les 18-34 ans sont autant attachés aux livres imprimés que les générations avant eux. »

Si cette prédiction s’avère, c’est Gutenberg qui, dans sa tombe, sera content. C’est encore lui, après tout, le plus grand révolutionnaire du livre.

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