Chronique

Émile et Alexis, dans la mer des mots

Après Noël, Émile Girard a décidé de réduire le temps qu’il passait sur Facebook et d’essayer de consacrer tout ce temps à lire… des livres.

Comme dans « l’ancien » temps. Comme dans le temps où il lisait des livres tout le temps.

Il ne s’en est pas vanté, il n’a pas annoncé cette résolution du Nouvel An à son cercle d’amis virtuels et réels, le 1er janvier, avec selfie le montrant en train de lire un livre imprimé sur des arbres morts. Émile Girard s’est inspiré du slogan de Nike, au fond : il l’a juste fait.

Il n’a rien contre le numérique. Il travaille en marketing numérique. Il enseigne le marketing numérique à HEC. Il est professionnellement « né » dans le numérique : « Mais t’es rendu au bout du jeu, à un moment donné. La 133e déclinaison de ta toast aux avocats, je m’en fous… »

Ce type de « bruit » facebookien – les opinions et impressions de tout un chacun, les photos, la course aux « likes » – a fini par l’irriter. Mais pas seulement le bruit des autres. Le bruit qu’il produisait, lui aussi…

« Je garde contact avec la plateforme, mais j’ai comme perdu toute envie de publier. Ce que je fais ne nécessite pas que je doive publier là-dessus. Je ne pense pas que mes idées doivent être publicisées, que mes photos doivent être aimées. Je ne sens plus le besoin de faire état de tout ça. »

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Il s’étonne de la « vacuité incroyable » de la majorité de ce qui est publié sur Facebook, sans nier que les réseaux sociaux sont une révolution dans les rapports humains. Ce qu’on publie, dit-il, n’apporte jamais grand-chose, en dehors de son contexte.

« Le cumul de tout ça, ça ne m’amène plus rien. Je retrouve le plaisir de découvrir une pensée qui s’est structurée dans le temps…

— Dans les livres ?

— Oui. Je ne parle pas de l’objet comme tel, je parle d’une pensée qui a pris du recul, qui s’est approfondie. J’ai retrouvé le plaisir du roman, des œuvres un peu plus riches, qui me sortent de mon quotidien, du travail, du numérique… »

Depuis le retour des vacances des Fêtes, Émile Girard a donc consacré plus de temps à la lecture de livres, comme quand il était plus jeune, quand il lisait seul dans sa chambre, quand il appréciait ce temps passé avec lui-même : « Je me réapproprie les moments d’ennui. »

Alors que mars tire à sa fin, il a donc lu 10 livres avec ce temps volé à Facebook. Il a refait connaissance avec Michel Houellebecq (Les particules élémentaires, Extension du domaine de la lutte et Sérotonine), Eric-Emmanuel Schmitt (La part de l’autre) et Arthur C. Clarke (Rendez-vous avec Rama, 2001 : L’Odyssée de l’espace, 2010 : Odyssée deux, 2061 : Odyssée trois et 3001 : L’Odyssée finale) ainsi qu’avec J’irai cracher sur vos tombes, de Boris Vian.

Émile Girard insiste : il n’est pas technophobe. Mais il croit que nous avons besoin, individuellement et collectivement, d’un « pas de recul » face à notre relation avec ces nouveaux outils, avec l’internet, avec les réseaux sociaux, avec nos téléphones…

« Il faut avoir une pensée critique sur ces outils-là. Ça prend un repli stratégique. Mais reste que c’est une erreur de penser qu’on peut se retirer complètement de ces outils, se retirer complètement des réseaux sociaux, de l’internet, de nos téléphones intelligents. C’est un peu se retirer de la société… »

Son pas de recul a eu un effet de ruissellement sur son plus vieux, Alexis, 8 ans. À force de voir son père lire de plus en plus souvent, le petit a eu envie de lire de plus en plus souvent, lui aussi. Résultat : père et fils ont créé une sorte de club de lecture. Ils lisent ensemble, chacun le nez dans leur livre, et ils discutent de leurs lectures…

Depuis le 1er janvier, Alexis a donc lu 16 livres, notamment les tomes 1, 2, 3, 4 et 7 de la série L’agent Jean ! (Alex A.), Super Chien 2 et 3 (Dave Pilkey) et un Ninja Kid (Richard Petit).

Émile et Alexis ont fait de leurs lectures une petite compétition : c’est à qui lira le plus de livres d’ici la relâche scolaire d’été. Pour papa, un livre, c’est 200 pages ; pour fiston, 50 pages. À la clé : 100 dollars pour acheter des livres si Alexis gagne, et 15 heures de travail ménager pour Alexis si c’est Émile qui lit le plus de livres d’ici le 21 juin…

« Alexis est très compétitif, alors il a transformé ça en compétition, dit Émile en riant. Mais il a développé un appétit pour la lecture, qui s’est transformé en amélioration radicale de ses dictées à l’école. »

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J’écoute Émile Girard et je me reconnais, je suis sûr que plusieurs d’entre vous sont interpellés par ses commentaires sur son rapport aux livres, rapport qui se fragilisait, jusqu’à sa résolution de 2019. Je suis sûr que ça vous sonne des cloches, quand il se demande s’il ne perdait pas son temps, sur Facebook.

Personnellement, je lis autant que j’ai toujours lu, mais je lis moins de livres. Pour une raison bien simple : je lis ce que je découvre par Facebook et Twitter – articles de journaux et de magazines –, je consomme des balados, je regarde des vidéos.

Mais je lis moins de livres.

Et quand je lis des livres, ça ne coule plus de source comme il y a 10, 15, 20 ans, quand lire des livres dominait mes temps d’ennui, le temps lent. 

L’essayiste américain Nicholas Carr a exploré l’effet de l’exposition à l’internet sur la capacité à plonger dans un livre, dans un célèbre article (1), et plus tard dans un livre (2), en 2008. Je le cite : « Mon esprit s’attend à absorber de l’information comme le Net la distribue : par des vagues de particules bougeant rapidement. Jadis, je faisais de la plongée sous-marine dans une mer de mots. Désormais, je file à la surface de cette mer, sur une motomarine. »

Je demande à Émile s’il a trouvé difficile de recommencer la plongée sous-marine dans la mer des mots…

Réponse : « Totalement ! Je me fatiguais après 10 pages. Je ne dirais pas que c’est la lecture qui me rebutait. C’est la capacité de faire une seule chose sans interruption. Même quand je regarde Netflix, j’arrête pour consulter mes courriels. L’idée de toujours consommer de l’information, sans arrêter, ça nous pousse à traîner nos téléphones aux toilettes. Encore aujourd’hui, me détacher de ce flux d’information est un défi, même si je ne publie presque plus sur les réseaux sociaux… »

Il sort son recueil de la saga galactique d’Arthur C. Clarke : « À chaque fin de chapitre, une petite voix me chuchote d’aller voir ce qui se passe dans mon téléphone… »

À la fin de l’entrevue, je demande à Émile de m’envoyer quand il le pourra des précisions sur quelques trucs. Il sort un calepin, il sort un crayon et note mes demandes…

Je m’étonne : 

« Tu notes pas dans ton téléphone ?

— J’essaie d’être cohérent. »

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