Chronique

Le silence des anneaux

Marcel, mon vlimeux, arrête de frencher les employées, arrête de leur pogner les cuisses, arrête de dire que tu veux coucher avec elles, OK ?

C’est ma traduction maison de la lettre envoyée il y a quatre ans à Marcel Aubut par le chef de la direction du Comité olympique canadien, Jean Dupré.

Une lettre qui, à première vue, lance un « avertissement sévère » au président du COC.

En vérité, soyons sérieux, c’est une lettre pour étouffer un scandale. Et que la vie continue.

Il faut être d’une naïveté de calibre olympique pour écrire à un homme de 63 ans de cesser d’embrasser les employées « sauf sur les joues pour les saluer ».

Wow.

Si un gestionnaire chevronné comme Marcel Aubut ne sait pas à 63 ans ce qu’un garçon de 12 ans devrait savoir, vous pensez vraiment qu’une lettre va le réformer ?

Il fallait que son style soit déjà légendaire pour écrire des directives aussi ridiculement énormes. Ça prenait plus qu’une femme-qui-finalement-n’a-pas-porté-plainte, après un incident à Moncton devant témoins. Plus qu’une ou deux jokes plates de mononc’. D’autres sources, en effet, ont fait savoir aux gens du COC que ce n’était « pas un incident isolé ».

Deux mois plus tard, le gars qui a écrit la lettre est parti. Et Marcel Aubut est toujours là.

Aux dernières nouvelles, les femmes se faisaient encore parler de leur « beau cul ».

***

Quatre ans plus tard, voici le COC avec une plainte en bonne et due forme.

Ô surprise ! Ô stupéfaction maudite !

Le Comité ne manquera pas de nous dire à quel point il prend au sérieux le harcèlement sexuel. Il sera question de vigilance extrême et de tolérance zéro. À la lumière des récentes dénonciations « extrêmement dérangeantes » et plus ou moins anonymes, on nous annonce une enquête « élargie ».

L’enquête, figurez-vous, visera à examiner en détail « toute plainte, formelle ou non ».

Je me demande ce qu’est une plainte non formelle. Une plainte floue ?

Dans la lettre de 2011, M. Dupré écrivait à Marcel Aubut (notez la tournure étrange) qu’à cause du fait que « nous n’avons pas de plainte formelle de l’individu et aussi parce que vous nous avez assuré que le comportement allait cesser immédiatement, Marcel, aucune plainte formelle ne sera enregistrée pour le moment ».

Donc, vu qu’il n’y a pas de plainte et qu’il va changer… il n’y aura pas de plainte.

Voilà qui sent à plein nez le marchandage, l’opération d’apaisement, sinon de camouflage. On va voir Me Aubut, on lui fait part de l’allégation, il jure qu’il va changer, on lui envoie une lettre d’avertissement, on peut dire à la-plaignante-qui-ne-se-plaint-pas-formellement qu’on a pris l’affaire au sérieux…

Le Comité olympique canadien, au fond, a fait comme bien des organisations. Il s’est surtout préoccupé de sa propre réputation.

Pensez donc : Marcel Aubut est le plus formidable « développeur » qu’ait connu le mouvement olympique au Canada.

Même chose comme avocat. Ce n’est pas pour ses qualités de juriste que Roy Heenan l’a recruté chez Heenan Blaikie. On peut difficilement imaginer deux êtres plus différents que Marcel Aubut et Me Heenan, homme sophistiqué, collectionneur d’art…

Mais Me Aubut est ce qu’on appelle un rainmaker. Un type qui fait arriver les choses – et les millions. Malgré les bruits qui couraient à son sujet, il a même été question d’en faire le PDG de Heenan Blaikie, quand le fondateur est parti.

Alors on passe vite sur ses travers. Ah, que voulez-vous, Marcel, c’est Marcel ! Sacré Marcel, hein ?

C’est vrai, après tout, faire des commentaires sur les seins d’une serveuse ou d’une secrétaire, est-ce un crime ?

On dit hon ! On chuchote qu’il est grossier. On s’en émeut en son absence, mais pour ajouter immédiatement avec émerveillement : l’homme est un increvable travailleur. Quels résultats !

Et puis, il est sympathique comme tout, le cœur sur la main, non ?

Voilà exactement ce qu’est le harcèlement sexuel. Oh, pas un crime ! Juste une allusion, une main qui s’égare, un baiser qui, oups ! Une « joke » qui dure… Qui se répète… Dans une relation de pouvoir où la « cible » se sent piégée.

***

On nous dira qu’il y a en toile de fond, dans le surgissement soudain de toutes ces histoires misérables, une lutte de pouvoir au sein du Comité olympique. C’est indéniable. Marcel Aubut a fermé le bureau d’Ottawa pour transférer les emplois à Montréal. Des orteils, il en a écrasé en masse, à Toronto notamment. Et sa maison olympique à Montréal, avec les anneaux !

Mais même si c’est vrai, ça ne change rien au fait que le COC savait très exactement à qui il avait affaire. Et qu’au fond, en 2011, il jugeait que c’était déplorable, certes, mais pas si grave. Un comportement déplacé, en somme. Fallait passer à autre chose. Garder le silence. Protéger l’organisation et le mouvement olympique. Comme l’Église a protégé tant et plus ses prêtres déviants, comme la CBC a protégé Ghomeshi, etc. La gravité des gestes ne se compare pas, mais la mécanique du silence, oui.

Alors pourquoi, quatre ans plus tard, est-ce devenu si terrible ? Pourquoi une « enquête élargie » ?

Parce que maintenant, les choses se disent. Et pour protéger l’organisation, on va crucifier Aubut.

Amen.

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