« J’ai parfois peur de scrapper mon enfant »

Plus que jamais, on s’intéresse aux bonnes pratiques en matière d’éducation des enfants. Voilà toutefois que des spécialistes s’inquiètent… pour les parents. Confrontés à leurs limites, ces derniers se remettent en question. Ils se sentent à côté de la plaque. Est-il possible de les outiller sans miner leur confiance ? Absolument, assure Stéphanie Deslauriers, psychoéducatrice, dans le livre Le bonheur d’être un parent imparfait.

UN DOSSIER D'ISABELLE AUDET

Confiance mise à mal

Depuis une décennie, des dizaines d’auteurs se braquent contre le mythe de la mère et du père parfaits. Et pourtant… Au fond d’eux-mêmes, bon nombre de parents vivent de l’angoisse : qu’est-ce qui fait que leurs interventions ne fonctionnent pas à la maison ? Et si c’était eux, le problème ? Trois parents aussi informés que nuancés ont accepté de nous confier leurs doutes.

Une bonne mère, moi ?

Marja Monette a deux jeunes enfants de 5 et 3 ans. Mère impliquée à la barre du blogue Parfaite maman imparfaite, elle en connaît un rayon en matière de parentalité. Et pourtant, elle doute.

« Il y a des journées où ça ne va pas bien, où tu ne suis pas du tout ce que tu voudrais faire. Le manque de patience… le manque de sommeil… tu te couches le soir et tu te dis : “D’un coup que je suis en train de scrapper mon enfant ?” Tu n’as pas confiance parce que tu as peur de ce que tes enfants peuvent devenir. Scrapper… le mot est gros, mais c’est ça. »

Au fond d’elle-même, Marja sait que ses enfants grandissent dans un milieu sain et favorable. Dans un billet publié récemment, elle s’est d’ailleurs posé la question : pourquoi a-t-elle du mal à souligner elle-même ses bons coups ? « On m’a déjà demandé : “Est-ce que tu te considères comme une bonne mère ?” Je n’ai pas été capable de répondre. C’est drôle, hein ? C’est comme si, pour répondre à cette question-là, il aurait fallu que je demande à mon conjoint, ou à mes enfants : “Qu’est-ce que vous en pensez ? Je peux répondre oui ?” Au mieux, je peux dire que je suis pas pire. J’en fais, des bons coups, pourtant ! Quand je regarde mes enfants, je pourrais me dire que je fais une bonne job ! »

Sa vie de famille a beau être agréable et ses enfants, heureux, la jeune mère admet elle-même que l’image de la « bonne mère » qu’elle s’est forgée au fil des années est « un peu erronée ». « Pour moi, la bonne mère est toujours en contrôle, mais parfois, ça ne fonctionne pas, confie-t-elle. J’essaie d’inculquer à mes enfants qu’ils ont le droit de faire des erreurs, mais c’est quelque chose que j’ai beaucoup de mal à appliquer pour moi. C’est fou, là ! Être parent, c’est un apprentissage. Je dois comprendre que je suis en apprentissage en ce moment. Parfois, on cherche juste trop loin… quand la réponse est sous nos yeux. »

Un doute nécessaire

Devenu père au début de sa vie adulte, Marc-André Durocher l’admet d’emblée : il doute, et souvent. « Comme jeune père, je me suis senti inadéquat sur une série de choses dès le départ, raconte-t-il. J’étais étudiant, je n’avais pas d’argent, les gens autour de moi ne s’attendaient pas à ça. Je sentais beaucoup de craintes autour de moi. J’avais envie d’être père depuis l’adolescence, et toutes mes impressions positives se transformaient en quelque chose d’inadéquat. »

Aujourd’hui, son aîné a 8 ans et son cadet, 3 ans. Le père de famille travaille auprès des adolescents à la Maison des jeunes d’Outremont, et son amoureuse est éducatrice spécialisée. Malgré leurs compétences, les parents se questionnent régulièrement sur leurs interventions. « On peut maintenant s’approprier notre famille à notre manière, mais parfois, on n’arrive plus à se retrouver. Je suis content d’avoir cette liberté de vivre selon nos propres valeurs, mais en même temps, mon angoisse, c’est de savoir que j’ai peut-être fait des choses contradictoires… et qu’il va falloir que je vive avec ! », lance-t-il avec humour.

N’empêche, le père de famille estime que ce doute est essentiel, voire souhaitable. « On peut manquer de confiance, comme parent, et ça va de soi, mais il faut faire confiance à son doute, tempère-t-il. Le doute, c’est le luxe de ma paternité. Ça me permet d’essayer de nouvelles affaires et d’avancer. »

Il ajoute que la possibilité de se remettre en question est « presque révolutionnaire » pour les pères. « Je suis affecté par l’éparpillement de l’information, c’est sûr, mais ce questionnement nous amène à un niveau de conscience que les pères n’avaient pas avant. »

Difficile équilibre

« Je le dis très humblement : depuis que je suis mère, j’ai comme la sensation de ne jamais être sur mon X », confie d’emblée la comédienne Bianca Gervais. À la barre de l’émission Format familial avec son conjoint Sébastien Diaz, à Télé-Québec, elle s’applique à présenter la famille telle qu’elle est, sans jugement.

Malgré ce discours déculpabilisant, Bianca l’admet : elle a l’impression récurrente que le moindre faux pas pourrait nuire à sa fille de 3 ans. « Mon enfant, je vois ses grandes forces, et je vois ses faiblesses aussi. Je me demande si je suis responsable de ses faiblesses, affirme-t-elle. Est-ce que c’est dans son caractère à elle, ou si ça me revient, comme parent ? Est-ce que j’ai été inadéquate dans quelque chose à un moment précis ? »

Du même souffle, elle ajoute : « Pour piloter des avions, on donne des heures et des heures de cours, mais pour élever un être humain équilibré, il n’y a aucun cours : on te laisse avec ton livre Mieux vivre, et arrange-toi ! On est des parents en quête de sens. »

Pour son émission, mais aussi par curiosité personnelle, elle a discuté avec de nombreux spécialistes et lu une kyrielle de livres. « Un jour, je lis un truc, et j’essaie de l’appliquer. J’essaie de ne pas répondre non, mais d’y aller avec une réponse plus ouverte. J’essaie de ne pas miser sur son apparence physique, mais de pointer ses forces dans l’action. J’essaie… Ah ! Je suis toute perdue ! », illustre-t-elle en riant.

La comédienne estime qu’on doit encore collectivement réconforter les parents, leur rappeler qu’ils font de leur mieux. « On a besoin de se dire : “Hey, on se slacke-tu le bolo ?” On a besoin de ce discours-là. On met des étiquettes aux parents comme le parent indigne, le parent hélicoptère, le parent hippie, alors que, somme toute, on veut tous juste le bonheur de nos enfants. »

« Vous. Êtes. Assez. »

Au fil des années, la psychoéducatrice Stéphanie Deslauriers est entrée dans le quotidien d’un grand nombre de familles. La rencontre d’une mère « hyper brillante » et « pleine de bonne volonté » a toutefois été déterminante dans le ton que la professionnelle a adopté dans son récent livre, Le bonheur d’être un parent imparfait.

« C’était une mère informée, mais elle était très dure envers elle-même. Avant même de parler de stratégies avec les enfants, il a fallu que je lui dise : “OK, tu dois apprendre à te connecter à toi, pour t’apprécier.” Ses attentes étaient tellement grandes que lorsqu’elle faisait un petit pas, elle ne le voyait pas. »

Stéphanie Deslauriers a compris que cette mère n’était pas la seule à avoir besoin d’empathie.

Si elle guide les parents à travers leur quotidien, la psychoéducatrice souhaitait faire comprendre ceci à la grande majorité d’entre eux : « Vous. Êtes. Assez. »

Oui, il faut favoriser l’autonomie de nos enfants, mais un matin où tout va de travers, il n’y a pas de mal à attacher nous-mêmes les souliers de notre petite écolière de maternelle. Pourquoi ? La psychoéducatrice répond avec une pointe d’humour : « Juste parce que. »

Ce discours déculpabilisant, des auteurs le tiennent depuis des années. Or, si cet appel à la « zénitude » est entendu, les parents cherchent tout de même des pistes pour outiller leurs enfants. Et c’est devant les conseils des spécialistes que leur confiance est bien souvent mise à mal.

« Depuis 50 ans, on a comme dépossédé les parents de leurs moyens et de leur confiance en eux, et aujourd’hui, on s’étonne qu’ils se sentent impuissants, souligne Stéphanie Deslauriers. Ça tend à changer, mais je trouve ça malsain. »

Informés, mais profondément interpellés par les défis de leurs enfants et leurs difficultés à appliquer certaines méthodes, de nombreux parents cherchent du réconfort auprès de multiples ressources. « J’ai énormément de demandes, confirme pour sa part Édith St-Jean-Trudel, psychologue. Je le constate, les parents, ça les rassure d’amener leurs enfants dans le bureau d’un psychologue. Ça diminue leur anxiété, car il y a quelqu’un qui est là ! Ils ne sont plus seuls. »

Des conseils nécessaires

Doit-on alors s’en remettre à notre instinct parental ? Limiter au maximum les sources d’informations pour retrouver un peu de confiance ?

« Malheureusement, l’intuition n’est pas toujours la meilleure solution, croit Geneviève A. Mageau, professeure de psychologie à l’Université de Montréal. C’est ça qui est compliqué : oui, on veut que les parents se rassurent, qu’ils prennent confiance en eux, mais en même temps, il faut avoir la bonne direction. »

Mme Mageau est cotitulaire du projet de recherche Nos enfants, pour lequel elle évalue les effets d’un atelier pour parents. Elle constate que les parents ont surtout besoin d’un coffre à outils dont ils pourront se servir en adaptant les interventions à leur propre situation. « Quand on a des principes directeurs, on se sent moins perdus, et moins coupables, ajoute-t-elle. Par exemple, voir nos enfants comme des personnes à part entière, de prendre la perspective de l’enfant, ça, c’est une belle direction ! »

Stéphanie Deslauriers abonde dans son sens : « On a tous notre bagage. Oui, les recommandations sont importantes, mais on les adapte à notre réalité. »

Difficile toutefois de faire cette nuance dans le feu de l’action, lorsque l’on tente d’appliquer une approche… sans le moindre succès. « C’est vrai, ça ! s’exclame Stéphanie Deslauriers. Nous, les professionnels, c’est sûr qu’on va avoir tendance à nommer ce qui est idéal, mais je me rends compte que lorsqu’on fait ça, on génère beaucoup de culpabilité. Des fois, ce n’est pas réaliste. Il faut nuancer. » La psychoéducatrice prend une pause, puis ajoute : « Des fois on a l’impression que si le parent s’accepte comme il est, il va stagner, mais c’est le contraire : c’est dans l’acceptation qu’on arrive au changement… en se fixant des objectifs réalistes. »

Comprendre pour aider

Les raisons qui font en sorte qu’un parent n’arrive pas à résoudre une situation difficile à la maison le dépassent parfois, soulignent les spécialistes interrogées. « Beaucoup de parents le savent qu’il faut être cohérent et constant au niveau de la discipline, illustre Édith St-Jean-Trudel. Même si on connaît tout ça, il y a des raisons qui expliquent pourquoi certains ne sont pas capables [d’agir ainsi]. »

Afin de briser le cycle conseils-culpabilité, les intervenants doivent d’abord prendre le temps d’écouter. Sans jugement. « Il ne faut pas arriver avec nos gros sabots et nos conseils, ajoute Édith St-Jean-Trudel. Il faut commencer par écouter. Ensuite, la plupart du temps, on va normaliser la situation. Parce que les parents ont l’impression d’être seuls à vivre une situation, alors que bien souvent, c’est loin d’être le cas ! Ensuite, on va regarder de façon individualisée comment on pourrait faire les choses selon leur réalité à eux. »

Pour redonner confiance aux parents, la clé est donc… d’établir un lien de confiance ? « Oui. Quand on sent que tout le monde nous évalue, c’est là qu’on devient contrôlant », souligne Geneviève A. Mageau.

« Comme psychoéducatrice, je ne peux pas faire mon travail sans la collaboration des parents, explique Stéphanie Deslauriers. C’est très peu marketing comme approche, mais je veux que les parents apprennent à se passer de moi, finalement ! »

Quelques pistes

Comment développer sa confiance en soi comme parent ? Quelques pistes de Stéphanie Deslauriers, psychoéducatrice.

Connaissance de soi

« Il faut se poser des questions. "Est-ce que je me connais ?" "Je suis qui, moi ?" C’est ce qui va me permettre, quand je vais lire un livre sur la parentalité, de remettre les choses en perspective. Je peux prendre ce qui correspond à mes valeurs, et laisser tomber ce qui ne me convient pas. »

Sentiment d’appartenance

« À partir du moment où je me connais, je m’entoure de personnes avec qui je me sens bien et avec qui je ne me sens pas jugé comme parent. J’appartiens à ce groupe, et je me sens bien. Allons vers ce qui nous intéresse, sur les réseaux sociaux, mais dans la vraie vie aussi. »

Sentiment de compétence

« Il faut reconnaître ce que l’on fait déjà de bien. S’arrêter, prendre le temps d’y réfléchir et se le répéter. On regarde ce qu’on aimerait améliorer, bien sûr, mais on se fixe des objectifs réalistes pour avoir un sentiment de fierté quand on se rapproche graduellement de notre but. »

Sentiment de sécurité

« Devant une situation qui n’est pas facile, quand on est plus émotif, il faut savoir pourquoi on fait une intervention en particulier. On se sent peut-être moins en sécurité émotivement dans cette situation-là, mais on sait pourquoi on le fait. Parce que l’enfant ne se rend pas compte qu’on le fait par bienveillance. »

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