Se faire une tête sur le bio

Le bio est de plus en plus populaire au Québec, mais est-il réellement en train de se démocratiser ? demande la chroniqueuse Marie-Claude Lortie. Ses prix le permettent-ils ? Et au fait, ne seraient-ils pas en train de diminuer ? Réponses en vrac.

Le facteur crucial du prix

Il y a 20 ans, à part quelques hippies rescapés des années 70 et des avant-gardistes comme le chef Normand Laprise, à peu près personne ne parlait d’aliments biologiques au Québec.

Aujourd’hui, même si leur part du marché demeure relativement petite, la consommation de produits bios est en pleine explosion autant dans les grandes surfaces que dans les marchés et autres réseaux de distribution non traditionnels.

Mais est-on en train de faire face à un phénomène élitiste, réservé à ceux qui sont capables de payer pour ces produits souvent plus chers que ceux issus des systèmes de production industriels ?

Et jusqu’à quel point les produits bios sont-ils effectivement plus chers que les autres ? Et voit-on une façon, dans un avenir proche, de diminuer cet écart ?

« De façon générale, les prix ont baissé ces dernières années, parce que la demande a augmenté », constate JoAnne Labrecque, professeure de marketing à HEC Montréal. Et l’offre s’est ajustée.

Le nombre de producteurs titulaires d’une certification bio est maintenant de 1500 et le nombre de produits reconnus à 7500. Le tout pour répondre à des consommateurs qui en redemandent, même si, selon Alain Rioux, directeur de la Filière biologique du Québec, qui rallie tous les acteurs du bio, celui-ci ne représente encore que 3 % de ce secteur alimentaire dans la province, contre 5 % au Canada et 7 % en Colombie-Britannique ou des pays comme le Danemark, où on parle de 33 % dans le lait.

« Ici, c’est surtout vrai pour les légumes, poursuit Mme Labrecque. Le lait, les œufs ? Il y a encore de la place pour la démocratisation. »

Sur le terrain, on voit clairement cette croissance.

« Notre réseau croît chaque année et c’est la quatrième année de suite que 20 fermes s’y ajoutent. »

— Gaëlle Zwicky, Équiterre

« Avant on augmentait d’environ 10 fermes par année », ajoute Gaëlle Zwicky d’Équiterre, qui met en contact direct des fermiers bios avec des consommateurs de paniers de produits bios.

« Nous, on s’est donné comme mission de rendre le bio le naturel et le plus accessible possible. On construit des magasins et la demande est là », affirme Sylvie Senay, cofondatrice et copropriétaire de la chaîne Avril, qui a ouvert récemment à Laval son huitième supermarché, de 44 000 pi2.

« Il est difficile de dire exactement notre pourcentage d’augmentation des dernières années, à cause de l’ouverture en moyenne d’une succursale par année au cours des cinq dernières années. Nous croyons cependant qu’une augmentation de 10 à 15 % est assez réaliste », ajoute-t-elle.

Chez Metro, on parle d’une tendance « forte ».

Chez Provigo, on a même commencé à vendre des produits bios chez Maxi, l’enseigne à prix réduits.

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Un des grands changements, c’est l’accès accru aux produits biologiques, explique Mme Senay, d’Avril. Le secteur maraîcher, notamment, s’est beaucoup développé depuis l’ouverture du premier commerce à Longueuil en 2007. « Au début, on ne trouvait que des carottes biologiques ! Maintenant, on a plus de 240 produits dans la section fruits et légumes, où on ne vend que du bio. Il y a beaucoup plus de producteurs. »

Et plus il y a de producteurs, plus il y a d’offre et de concurrence, ce qui fait baisser les prix.

Selon Mme Senay depuis deux ans, les prix des fruits et légumes chez Avril, tous bios, ont baissé en moyenne de 25 %.

« Les gens pensent toujours que le bio, c’est plus cher, mais c’est de moins en moins vrai. »

— Sylvie Senay, cofondatrice de la chaîne Avril

Parfois, ajoute la super épicière, les prix sont même plus bas. C’était le cas des mangues, des nectarines, des tomates de vigne, du brocoli et des cœurs de romaine, même des pommes Gala, au début de l’été, quand des membres de son équipe ont fait un petit test. « Le bio, dit-elle, il faut le magasiner. » Et mettre les idées préconçues de côté.

Même au sein d’une seule épicerie, on voit des différences. Vu la semaine dernière chez Metro : une douzaine d’œufs bios à 7,19 $ à côté d’une autre douzaine à 6,49 $. Et on ne parle pas des tout petits producteurs travaillant sous la limite des quotas qui peuvent vendre leurs œufs à la ferme, pour 3 $ la douzaine. Les écarts sont présents non seulement entre le bio et le conventionnel, mais au sein du monde bio.

Chez Équiterre, on fait ce qu’on appelle une « veille » pour voir comment les prix des légumes des fermes membres se comparent aux produits comparables conventionnels. On a constaté au fil des années que l’écart moyen avait baissé. « Il se réduit petit à petit », dit Gaëlle Zwicky, chargée de projet chez Équiterre. 

En 2016, on était rendu à 9 % de différence avec les produits conventionnels, alors qu’il fut une époque où on parlait d’écarts de 19 % à 25 %. Chez les fermiers d’Équiterre, ces temps sont révolus. Durant la belle saison, il y a même des produits bios moins chers que les autres.

Mais il est clair que le prix, dit-elle, demeure un facteur crucial. Même certains membres d’Équiterre, qui appuient la mission de l’organisme, le font savoir dans les sondages internes. « Ils nous disent que c’est un frein », affirme Mme Zwicky.

Mais elle aussi croit que les consommateurs qui voudraient acheter bio, mais pensent que c’est trop cher, doivent se pencher de près sur la question. Les prix du bio dans les épiceries traditionnelles, qui sont plus élevés que dans les paniers achetés directement de la ferme, laissent une impression d’écart plus grand que la réalité du marché des paniers bios, dit-elle. « Ça crée un mythe. »

Pourquoi le bio est-il plus cher ?

Quelques pistes, inspirées par Anne Le Mat, agroéconomiste, MBA et conseillère aux entreprises en agriculture biologique au CETAB+, une composante de l’Institut national d’agriculture biologique.

Les rendements sont généralement moindres :  on parle souvent de 80 % des rendements comparativement au conventionnel.

Le coût des intrants autorisés en bio est plus élevé que celui des pesticides de l’agriculture conventionnelle.

La structure des coûts est différente :  par exemple, les agriculteurs bios ne vont pas appliquer de pesticides. À la place, ils ont des opérations mécanisées pour le désherbage, à faire avec des équipements spécialisés – de plus en plus de robotisation – et de la main-d’œuvre, avec des fenêtres météo très réduites. Les besoins en main-d’œuvre peuvent être 1,5 à 2 fois plus élevés que ceux du conventionnel. Et il faut acheter les équipements.

Du côté du lait, les usines de transformation ont des exigences différentes d’entretien, avec des produits de nettoyage spécifiques, et dans l’étable, les vaches ont plus d’espace, ne prennent pas d’antibiotiques, etc. Donc il y a souvent plus de coûts, pour moins de litres de lait.

Pour les céréales et le soya biologiques – qui sont à la base de plusieurs produits bios transformés –, les prix payés aux producteurs sont souvent deux fois plus élevés que pour le conventionnel à cause des raisons expliquées plus haut.

Actuellement, la demande est plus élevée que l’offre, ce qui fait globalement grimper les prix.

En explosion  partout

La culture et l’élevage des aliments biologiques sont en pleine expansion partout dans le monde. Et cette croissance se fait rapidement.

C’est en Europe et en Australie qu’on en produit le plus. L’Australie, à elle seule, compte 39 % de toute la surface mondiale consacrée au bio.

Selon des statistiques d’Eurostat, l’agence de l’Union européenne, la France, l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne sont les pays de l’UE qui comptent le plus de champs biologiques.

Cela dit, c’est en Autriche que la plus grande part du territoire est réservée au bio : 20 % de la surface agricole y est consacrée. En Suède, c’est 17 %. En Italie, 12 %. Parmi les autres chefs de file, il y a l’Estonie (16 %), la Lettonie (12 %), la République tchèque (14 %). 

De 2010 à 2015, la surface consacrée à la culture biologique en Europe a augmenté de 21 %. En France, pendant cette période, le nombre d’hectares biologiques a augmenté de 61 %. 

Partout l’agriculture biologique est en expansion.

Au Danemark, la Ville de Copenhague a décidé de pousser le développement en mettant sur pied un programme pour que toute la nourriture servie dans les organismes dépendant du gouvernement municipal – écoles, garderies, résidences pour personnes âgées, hôpitaux, bureaux municipaux – soit biologique. Cela représente 120 000 repas par jour, a expliqué Jens Kondrup, professeur émérite de nutrition de l’Université de Copenhague, alors qu’il était de passage à Montréal récemment, invité par différents organismes, dont Équiterre, militant pour que des politiques semblables soient mises en place au Québec. À ce jour, les cafétérias municipales de Copenhague sont rendues à 90 % d’ingrédients bios. En 2009, c’était 54 %. 

Combien est-ce que tout cela a coûté de plus ? « L’équivalent de 1 million de dollars canadiens par année », a expliqué M. Kondrup.

« On a pu faire ça parce que le marché avait répondu à la demande grandissante pour le biologique…. Les prix ont baissé. »

Ce qui est important pour que le changement se fasse, dit-il, c’est de la volonté politique et du savoir-faire. Et « il faut avoir confiance ».

Autre ajustement : les repas ont été changés pour aller plus du côté végétal, car dans les paniers d’épicerie bios, c’est souvent la viande qui fait grimper la note.

En Europe, un autre secteur biologique croît rapidement : celui du vin.

Selon des chiffres de FranceAgriMer cités par Le Monde, le vin biologique est en croissance de 20 % par année dans l’Hexagone.

Enthousiasme semblable en Italie. « Ça grandit vraiment très vite », affirme en entrevue Giorgio Melandri, le directeur d’Enologica, le grand salon de vin de Bologne, au cœur de l’Émilie-Romagne, grande région de production de vin commercial italien. Environ 5 % des vignobles sont maintenant bios, mais la surface grandit d’environ 15 % par année. « Je crois que ça sera la normalité du futur », ajoute-t-il.

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Mais tout ne se passe pas sans heurts.

En France, l’an dernier, l’organisme principal de défense des droits des consommateurs, UFC-Que Choisir, a publié une étude-choc sur le prix des aliments biologiques, où elle affirmait que les produits bios étaient trop rares et qu’« un panier de fruits et légumes bios est 79  % plus cher que son équivalent en produits conventionnels ».

Selon leur recherche, le prix d’une consommation annuelle en fruits et légumes exclusivement bios pour un ménage français revenait en moyenne à 660  € (environ 980 $) contre 368  € (environ 547 $) pour les équivalents en conventionnel.

La recherche blâmait directement les grandes surfaces pour cet écart. « Quarante-six pour cent du surcoût du bio provient en réalité des “sur-marges” réalisées sur le bio par les grandes surfaces : en moyenne les marges brutes sur les fruits et légumes sont deux fois plus élevées (+ 96 %) en bio qu’en conventionnel. Cet écart de marge est encore plus spectaculaire pour les deux produits frais les plus consommés du rayon : + 145 % pour la tomate et + 163 % pour la pomme ! »

« Seulement la moitié du surcoût du bio payé par le consommateur va à la production, le reste étant capté par la distribution en sur-marges. »

— Étude de l'association UFC-Que Choisir

La France, pays des marchés, aurait-elle besoin de son Équiterre et d’accès directs aux produits fermiers ?

Selon Agence Bio, qui fait une veille sur le marché du bio français, cela n’a pas empêché les Français d’acheter 7 milliards d’euros en aliments bios en 2016, une augmentation de 20 % par rapport à l’année précédente. Pour soutenir la demande, le nombre d’hectares consacrés au bio augmente de quelque 15 % par année. 

La France se biologise. 

Les bananes et le prix humain des fruits

« Vous savez qu’il y a des gens qui souffrent pour que nos prix soient moins chers ? Les bananes ont leur pelure pour les protéger des pesticides, mais les travailleurs dans les plantations, ils n’ont pas de pelure ! »

Je suis assise en face de Jennie Coleman, la présidente d’Équifruit, entreprise québécoise qui se consacre à l’importation de bananes biologiques et équitables, et elle me parle de ses super fruits avec passion. 

Pour elle, le biologique, c’est bien plus qu’un choix écologique ou un choix santé.

C’est un choix humain.

Et ça, ça a un prix. Ou plutôt, ça mérite que, comme consommateur, on ne cherche pas à faire baisser les prix sous des limites normales, décentes, de coûts de production et de distribution.

Elle me raconte que lors d’une visite près d’une plantation traditionnelle – tous les produits d’Équifruit, des bananes, viennent du Pérou et d’Équateur –, elle a vu des gens laver frénétiquement leur voiture ou leur camion dès le passage des avions-vaporisateurs de pesticides chimiques.

« Sinon, ils nous ont expliqué que la peinture s’abime. Pouvez-vous imaginer sur des humains ? »

Jennie Coleman, présidente d’Équifruit, à propos des effets des pesticides

Les bananes d’Équifruit – qui coûtent environ 54 cents l’unité contre 42 cents pour des bananes juste bios et 37 cents pour les bananes conventionnelles – sont distribuées un peu partout au Québec et en Ontario. Vous les avez peut-être vues chez IGA, car Sobeys est un grand partenaire. Ou encore chez Avril et dans toutes sortes de petites épiceries de produits naturels. 

Elles sont non seulement biologiques, donc sans engrais chimiques et pesticides synthétiques, mais aussi équitables. Leurs prix sont donc déterminés pour assurer un niveau de revenu correct aux producteurs.

L’organisme Fairtrade calcule ces prix en fonction des pays. On analyse les coûts de production durable, on interroge les producteurs sur leurs modèles d’affaires, on cherche à comprendre quel serait le prix plancher suffisant.

Mais souvent, dit Mme Coleman, les acheteurs finissent par payer plus, à cause de la loi de l’offre et de la demande. « On regarde ici ce que le marché est prêt à payer. »

En outre, sur chaque caisse de bananes – il y en a 960 par conteneur importé et Equifruit en importe 2 à 2,5 par semaine –, il y a une « prime sociale » de 1 $ payée à la coopérative qui fournit les fruits. Cet argent est réinvesti dans la communauté ou dans la coopérative. « Ce n’est pas rien », lance-t-elle. L’engagement de l’équitable, il est là.

Au Canada, de tels produits équitables et bios occupent à peine 1 % du marché, mais au Royaume-Uni, c’est 35 % et en Allemagne 10 %, en Suisse plus de 55 %. En Allemagne, une immense chaîne de supermarchés au rabais, Lidl, vient de conclure une entente pour ne vendre que de telles bananes. « J’ai hâte de voir l’impact », dit Mme Coleman.

Un forum de la banane à Montréal

La présidente d’Équifruit, Jennie Coleman, participera la semaine prochaine à Montréal à une grande rencontre d’un groupe du Forum mondial de la banane, qui est lié à la FAO. On discutera notamment du prix des bananes sur le marché mondial.

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