Le deuil incompris
Le photoreporter Ross Taylor, qui enseigne aussi le journalisme à l’Université du Colorado à Boulder, a fait des reportages très durs en Afghanistan et en Irak, mais depuis deux ans, ce qui lui attire le plus d’attention est sa série intitulée « Last moments » (« Derniers moments »), où l’on voit des gens faire leurs adieux à leurs chiens, qu’ils ont choisi de faire euthanasier à la maison.
Je suis tombée par hasard sur un article du magazine Insider qui montrait ces photos. J’ai tellement pleuré que j’ai failli noyer le clavier de mon ordinateur. Peut-être étais-je trop sensible, ayant dû faire euthanasier mon propre chien, Franz, un adorable et ridicule yorkshire de 12 ans, trois mois avant ? Mais la réaction de tous ceux à qui j’ai montré ces photos était à peu près la même que la mienne. Certains ont même refusé de les regarder. Ainsi, j’ai compris que Ross Taylor avait posé son regard sur un moment qu’on ne voit jamais, et qui en dit long sur le lien profond que les humains peuvent avoir avec leurs animaux de compagnie. Un lien dont on est parfois gêné d’avouer l’importance, comme s’il révélait un manque de sensibilité envers l’humanité souffrante.
On pourrait penser que Ross Taylor est cynique face à la vive réaction que son photoreportage a suscitée, comparativement à son travail en zones de guerre. C’est tout le contraire et cela l’a transformé. « C’est difficile pour les gens qui n’ont pas d’animaux de comprendre la douleur qui vient avec la perte d’un animal, me dit-il en entrevue au téléphone. Mais quand vous voyez l’intensité du lien, c’est incroyable à quel point, très rapidement, vous voyez combien la douleur est réelle. Et je crois qu’elle ne devrait pas être minimisée. Ce sont beaucoup plus que des animaux pour les gens. »
Depuis deux ans, Ross Taylor reçoit des centaines de courriels de partout dans le monde de personnes qui, après avoir vu son travail, partagent les photos de leurs chiens ou leurs chats décédés, leur peine de les avoir perdus. C’est dire à quel point ces photos font mouche.
« Je n’arrivais pas à croire combien ça touche les gens. Des tonnes de gens qui m’écrivent leurs histoires qui fendent le cœur. Ils veulent être entendus dans leur douleur. C’est très émouvant. »
— Ross Taylor, photoreporter
Pour réaliser ce reportage, le photographe a contacté des organismes qui offrent l’euthanasie à la maison, a expliqué son projet, a gagné la confiance des vétérinaires et des gens, s’est fait tout petit avec son appareil lors de ce moment qu’on ne veut habituellement pas immortaliser en photos. Le résultat est saisissant, car ce n’est pas seulement la tristesse de voir la fin d’un chien qui nous empoigne, mais aussi la détresse dans les yeux des humains qui les perdent. C’est donc de ça qu’on a l’air, chez le vétérinaire, quand l’injection fatale arrive ? Pourquoi avons-nous si mal ?
Ross Taylor, qui donne des conférences sur l’importance de l’empathie, estime que nous devrions faire plus attention à ce genre de souffrance. « Je pense que la vie est difficile pour plusieurs d’entre nous. Perdre un animal est une expérience très douloureuse et l’entourage n’est pas toujours sensible à cela. Aujourd’hui, j’apprécie mieux ce lien entre les êtres humains et les animaux, d’une façon que je n’aurais jamais imaginée avant de faire ce projet. Cela a changé mes interactions avec les gens. Je pense qu’on veut tous se sentir moins seuls. »
Il n’y a pas plus naïf que quelqu’un qui adopte un chien pour la première fois. On sait pourtant que son espérance de vie dépasse rarement les 15 ans, mais on ne comprend pas, avec notre déni habituel de la mort, qu’on se soumet à un deuil inévitable dans un temps rapproché, car on ne sait pas combien ça passe vite, 15 ans. Surtout, on ne devine pas l’intensité de l’attachement qui va se développer à notre insu.
En ce sens, le chien est un être qui nous rappelle cruellement la fugacité de la vie. Mais la beauté de l’amour inconditionnel aussi. Le prix à payer pour autant de bonheur vaut son pesant de larmes.
Les chiens nous aident peut-être à comprendre la mort, ils nous font peut-être apprivoiser le deuil. « Souvent, me dit la psychiatre et auteure Marie-Ève Cotton, c’est la première expérience de deuil dans la vie d’une personne. » Ce fut le cas pour elle-même, avec la mort de Bob, son cocker. « C’est arrivé pendant que j’étais en vacances, ce qui est une chance, car je sais que je n’aurais jamais pu travailler dans les jours qui ont suivi, alors que j’ai souvent travaillé quand j’étais très malade ! »
Il y a des entreprises qui songent à offrir une journée de congé à leurs employés qui ont perdu un animal de compagnie, car on commence à peine à s’intéresser à ce genre de deuil. Dans une société obsédée par la productivité où l’on vous accorde quelques jours pour la mort de votre mère, pourquoi s’intéresserait-on au deuil d’un animal ?
« On n’a jamais nommé, publiquement, l’ampleur de cet attachement-là, note Marie-Ève Cotton. C’est démontré dans des études que cette ampleur peut être comme celle d’un membre de la famille. Le chien est un animal qui nous fait sécréter de l’ocytocine, de la même façon qu’elle agit quand nous avons des enfants. On ne reconnaît pas cette souffrance-là, et l’absence de reconnaissance fait partie des difficultés de faire son deuil. »
Ross Taylor a compris ça aussi, avec son reportage. « Les gens ont besoin d’une validation des émotions qu’ils ressentent. »
« Quand on perd un proche, la réaction naturelle des gens autour est l’empathie, la patience, le réconfort », explique Marie-Ève Cotton.
« Mais quand on perd un animal, on ne se confie pas à n’importe qui, parce qu’il y a des gens qui vont trouver ça ridicule. On va moins chercher le réconfort des autres. On n’ose pas le dire au travail. Il n’y a pas de rituel. »
— Marie-Ève Cotton, psychiatre
Mais les réseaux sociaux sont peut-être en train d’offrir un salon funéraire temporaire pour les endeuillés des animaux. Quelque chose s’exprime, qui ne dure que le temps d’une publication, mais c’est mieux que rien du tout. À la mort de chacun de mes deux chiens, Sissi et Franz (oui, c’est une référence aux films de Romy Schneider), je leur ai écrit un petit hommage sur FB. Pas le choix, puisque j’y ai publié bien plus de photos de mes chiens que de ma face. C’est fou la déferlante que ça suscite. Tous ceux qui ont dû un jour euthanasier un chien aimé rappliquent, avec des mots de réconfort, et parfois même l’histoire de leur propre perte d’un animal qui n’avait pas encore été entendue.
Un ami m’a dit qu’il avait enfin compris ce deuil en lisant les commentaires sous ma pierre tombale virtuelle. « C’est vrai que sur Facebook, il y a comme une petite communauté de pet lovers qui fait du bien, dit Marie-Ève Cotton en riant. Ça devient un espace social où on voit l’importance qu’ils ont dans nos vies. Je sens un espace qui normalise un peu plus la peine qu’on a quand ils partent. »