Chronique

Pas juste des cueilleurs de fraises

Felipe Hurtado est l’antithèse de l’immigrant bardé de diplômes non reconnus qui est coincé pour faire du taxi. Il est la preuve vivante que les immigrants peuvent gravir les échelons du marché du travail et devenir gestionnaires, malgré toutes les embûches.

Parti de sa Colombie natale, Felipe Hurtado est arrivé au Québec il y a huit ans. Il ne parlait ni français ni anglais et son diplôme d’ingénieur n’avait aucune valeur chez nous. Le jour, il travaillait dans une usine de bois. Le soir, il suivait des cours de français.

Une fois la langue de Molière maîtrisée, il a fait reconnaître son diplôme de dessinateur industriel en suivant quelques cours à l’École des métiers. Cette formation lui a permis de décrocher un meilleur emploi… tout en suivant des cours d’anglais chaque soir.

« Pour avoir un emploi de gestionnaire au Québec, il faut parler anglais et français parfaitement et il faut avoir un diplôme nord-américain », affirme M. Hurtado, qui s’est donc inscrit à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) pour faire sa maîtrise en science de la gestion.

Ce diplôme a propulsé sa carrière. Son projet final portait sur l’internationalisation des affaires de Sanimax, une société québécoise qui récupère et transforme des sous-produits d’animaux. Quelques mois après avoir présenté son analyse à la direction de l’entreprise, il a reçu une offre d’emploi.

Entré comme analyste en 2016, il est passé directeur des ventes en 2017, puis directeur du commerce international en 2018. Comme responsable des exportations et des projets de développement des affaires, il voyage aux États-Unis, en Colombie et au Brésil, où il peut exercer son Portugais… une autre langue qu’il a apprise le soir.

« En Colombie, c’est très commun de travailler et d’étudier en même temps, car il n’y a pas de prêts et bourses », explique le jeune homme de 32 ans, qui est le cadet des directeurs de Sanimax.

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Si je vous raconte l’histoire inspirante de Felipe Hurtado, c’est que l’Ordre des administrateurs agréés du Québec lance aujourd’hui une trousse à outils afin d’améliorer l’intégration des immigrants dans des postes de décision.

« On veut simplifier la vie des gens. On aimerait voir les gestionnaires immigrants prendre plus de place dans nos organisations », expose la directrice générale de l’Ordre, Francine Sabourin.

Mais il y a encore beaucoup de travail à accomplir.

Si 80 % des patrons d’entreprises s’entendent pour dire qu’une meilleure intégration des immigrants compétents favoriserait l’économie, à peine un sur quatre affirme que son entreprise dispose d’une politique concrète ou d’un programme favorisant la progression des immigrants, selon un sondage Léger dévoilé ce matin par l’Ordre.

D’autres études ont déjà établi que les minorités visibles étaient largement sous-représentées chez les cadres. Alors que les individus provenant des minorités visibles composaient 20 % de la population de la région métropolitaine de Montréal, ils occupaient moins de 5 % des postes de direction, selon DiversitéEnTête.

Pourquoi un tel déficit ? Pourquoi un tel gaspillage de talents, alors que le Québec souffre d’une grave pénurie de main-d’œuvre ?

Lundi encore, la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) nous apprenait que le secteur privé québécois n’arrive pas à pourvoir 112 000 emplois et que notre taux de postes vacants (3,9 %) est le plus criant de toutes les provinces canadiennes.

La pénurie touche tous les niveaux, y compris les postes de direction. Et les immigrants peuvent contribuer à tous les échelons du marché du travail. Pas juste dans les taxis et les champs de fraises.

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Mais encore faut-il briser les barrières qui se dressent devant eux. La reconnaissance des diplômes (33 %) et les barrières culturelles (25 %) sont les principaux facteurs qui freinent l’accession des immigrants à des postes de cadres, selon le sondage de l’Ordre des administrateurs agréés.

« Dans certaines régions du globe, les mécanismes sont différents », rappelle Jacques Cusson, président de l’Ordre des administrateurs agréés. Pour certains, il est impoli de regarder son supérieur directement dans les yeux. Pour d’autres, il est humiliant de demander à un candidat quelles sont ses faiblesses, comme c’est souvent le cas lors d’une entrevue au Québec.

Et bien sûr, il y a l’hiver qui peut déconcerter les nouveaux venus !

Prenez cette professionnelle étrangère recrutée par Physio Extra, un réseau de 25 cliniques de physiothérapie dans la région de Montréal. Par un beau matin enneigé, elle n’est pas venue travailler. Comme sa clientèle patientait, le directeur de la clinique lui a téléphoné. Sa réponse ?

« Ayant entendu que les écoles et autres services seraient fermés, elle en avait déduit que les jours de grosse tempête, les Québécois restaient tous à la maison et n’allaient pas travailler ! », s’exclame Alain Racine, fondateur et président de Physio Extra.

Mais avec son programme de parrainage et de mentorat, l’entreprise réussit à aplanir les différences culturelles et à tisser des liens durables avec les nouveaux arrivants. Depuis 24 mois, la PME qui emploie 350 personnes a recruté à l’étranger sept physiothérapeutes, soit le quart de ses recrues.

« Il y a une richesse, une couleur à aller chercher, s’emballe M. Racine. Ces gens-là arrivent avec un bagage dont je veux me servir comme employeur. »

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