La VIRÉE DES GALERIES

Briser l’image déformée

Ami des autochtones, Michel Depatie a entrepris un ambitieux projet autour du regard porté sur les Amérindiens. Une première mouture de cette recherche est présentée à la maison de la culture Frontenac et, en projection, sur le pavillon Président-Kennedy de l’UQAM, ce week-end, dans le cadre du festival Présence autochtone.

La traversée/Ashu-takesseu (en langue innue), de Michel Depatie, est une démarche artistique et humaine qui vise, dit-il, à traverser la mer des préjugés et de l’ignorance pour atteindre les rivages de la réalité des autochtones d’aujourd’hui.

Intéressé par la démarche du photographe américain Edward Sheriff Curtis – qui fit des dizaines de milliers de clichés d’Amérindiens en tenue traditionnelle entre 1907 et 1930 –, Michel Depatie a voulu réaliser une sorte d’autoportrait des Premières Nations du Québec. Mais son « face-à-face avec Curtis » ne se concrétise pas en allant photographier des autochtones dans les réserves. Michel Depatie leur demande plutôt de lui envoyer par internet leur égoportrait (selfie).

Ainsi, il a déjà reçu des centaines de photos d’individus provenant de six nations, majoritairement des Innus (Montagnais), et il prévoit élargir cette quête aux autochtones anglophones, notamment les Cris et les Mohawks.

TRAVAIL AVEC WAPIKONI MOBILE

Avec ces photos, il a créé six grandes impressions numériques grâce à un logiciel. Chacune est composée de 25 égoportraits d’autochtones, eux-mêmes constitués d’images provenant de courts métrages réalisés par des autochtones dans le cadre du Wapikoni mobile. Ce projet, fondé en 2004 par la cinéaste Manon Barbeau, a permis à des jeunes de 26 communautés autochtones de réaliser 800 films.

Chaque égoportrait est transformé de telle sorte que l’image de l’autochtone est déconstruite, formée d’une mosaïque de photos d’individus qui proviennent de sa propre communauté. 

Une façon de canaliser le narcissisme du selfie vers une identité plurielle, c’est-à-dire qui tienne compte de l’autre. Idée rassembleuse et progressiste.

Tous les selfies récupérés par Michel Depatie proviennent de jeunes, de moins jeunes, d’aînés, avec des tuques ou des casquettes, tête nue, du monde ordinaire, quoi. Rien à voir avec l’image de « l’Indien avec des plumes » véhiculée par Edward Sheriff Curtis ou encore William Notman et leurs mises en scène de l’époque.

Michel Depatie a aussi réalisé quatre impressions en juxtaposant des photos des territoires des nations yanktonaise (autrefois les Sioux) et tawataineuk (Colombie-Britannique) et des images d’Amérindiens prises par Curtis qu’il a numérisées en les composant, là aussi, de prises de vues du Wapikoni mobile. Le tout est encadré avec la photo d’un similicadre en bois de style Louis XV.

L’artiste a ainsi voulu donner une appartenance territoriale à ces quatre autochtones (deux femmes et deux hommes) et associer des images récentes dans la trame de l’œuvre pour les rattacher à la modernité.

MIROIRS ET MALHEURS

Au centre de l’expo, Depatie a créé par terre un espace clôturé avec de petits poteaux de bois qui évoquent ceux des concessions minières (claims) ou des recherches archéologiques. À l’intérieur, des miroirs brisés reposent sur de la terre.

Le jour du vernissage, il a brisé ces 75 miroirs qui représentent 525 fois sept ans de malheur pour les autochtones, soit le nombre d’années nous séparant de 1492. Monnaie d’échange lors de la colonisation, le miroir renvoie au reflet et à l’image. Avec ce bris, Michel Depatie veut symboliquement rompre l’image déformée que les Occidentaux ont des autochtones.

L’expo comprend aussi une vidéo de 45 minutes qu’il a tournée en 2007 lors d’un mariage de deux jeunes Montagnais, Dally et Carlo, à Mani-Utenam, près de Sept-Îles. Un film qui lui a donné l’idée de ce projet de Traversée et qui illustre l’intégration des Innus à la société québécoise avec une part d’acquisition culturelle équilibrée par un fort sens de préservation des traditions.

La vidéo souligne tant l’universalité de l’échange des vœux que le fait que la réalité des Amérindiens d’aujourd’hui est bien loin de l’image d’Épinal qu’en ont donnée les photographes du siècle dernier.

Michel Depatie souhaite que ce projet soit encore exposé ailleurs et plus tard. « Je veux qu’il déborde dans l’espace public pour confronter les non-autochtones à cette vision de la réalité des autochtones d’aujourd’hui », dit-il, ajoutant que les autochtones d’aujourd’hui prennent de plus en plus leur place dans la société canadienne, notamment dans le domaine des arts visuels.

Projections sur le pavillon Président-Kennedy de l’UQAM, de 23 h à minuit, jusqu’à dimanche ;  expo jusqu’au 22 août à la maison de la culture Frontenac (2550, rue Ontario Est), du mardi au jeudi, de 12 h à 19 h, et les vendredis et samedis, de 12 h à 17 h. On peut rencontrer Michel Depatie demain à 13 h, sur le lieu de l’exposition. 

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