Des « dépanneurs-casinos » clandestins
Listuguj — « La bière et les rafraîchissements sont gratuits, tant que vous jouez. »
De l’extérieur, les dépanneurs de la réserve micmaque de Listuguj, en Gaspésie, ressemblent à tous ceux que l’on retrouve partout au Québec. Mais à l’intérieur, les 5, 20 ou 50 appareils de loterie vidéo qu’on y trouve brossent un tout autre portrait.
Alors que plusieurs villages de Gaspésie peinent à maintenir en vie une petite épicerie ou même un dépanneur, Listuguj en compte à elle seule 10. Pour ses 2000 habitants. En plus des bières et des sacs de croustilles, tous disposent d’appareils de loterie vidéo.
Dès l’entrée au Mitchell’s Convenience, une employée aborde les clients pour leur offrir une consommation gratuite. Bières, boissons gazeuses et croustilles sont ainsi offertes aux joueurs. Le scénario se répétera dans plusieurs des « dépanneurs-casinos » visités par La Presse.
En tout, les recherches de La Presse ont permis de dénombrer 365 appareils de loterie vidéo à Listuguj, mais aussi dans la réserve de Gespapegiaq, un peu plus à l’est dans la baie des Chaleurs. Tous sont illégaux : aucun d’entre eux ne dispose du permis pourtant obligatoire auprès de la Régie des alcools, de cours et des jeux, n’arbore le logo de Loto-Québec et tous dérogent à plusieurs des règles de la société d’État (voir encadré).
La moitié des « dépanneurs-casinos » se trouvent sur le boulevard Interprovincial, qui sépare Listiguj du village de Pointe-à-la-Croix. Cette artère relie la route 132 à la ville de Campbellton, au Nouveau-Brunswick, d’où semble venir la majorité des clients, à en juger par les plaques d’immatriculation dans les stationnements.
« Casino, Cigs & Beer. Jackpot : 3307 $. » Une affiche clignotant dans la nuit devant le Mi’gmag Star laisse peu de doute sur la vocation de l’endroit, qui se présente comme un dépanneur.
En franchissant le seuil de la porte, une forte odeur de cigarette prend aux narines, malgré l’interdiction de fumer du tabac en vigueur au Québec depuis maintenant 10 ans – l’interdiction s’applique aux réserves, confirme le ministère de la Santé. Aucun commis ne se trouve derrière le comptoir de la portion dépanneur de l’établissement. La seule employée sur place se trouve plutôt dans la section bar, où elle est à servir deux clients attablés.
Dans la salle à la décoration clinquante, trois femmes engloutissent les billets de 20 $ dans l’un des 50 appareils de loterie vidéo. La Presse recroisera l’une d’entre elles un peu plus tard dans un autre « dépanneur », la chance ne semblant pas lui avoir souri au Mi’gmag Star.
Discrétion relative
La majorité des « dépanneurs-casinos » restent relativement discrets sur la présence des machines de loterie vidéo dans leurs murs, ne l’affichant pas sur leur façade. C’est notamment le cas du Restigouche Drive-Thru, qui semble davantage miser sur la vente de bière « sans taxe » pour attirer la clientèle. À l’intérieur, on trouve pourtant pas moins de 56 appareils de loterie vidéo, ce qui en fait le plus important mini-casino de Listuguj.
Situé tout juste à la sortie du pont J.C. Van Horne, reliant le Québec au Nouveau-Brunswick, le Wysote’s Corner store ne mentionne pas non plus sur sa façade la présence de 53 machines. Reste que l’établissement est loin de se cacher pour exercer ses activités. Le commerce diffuse en effet des publicités sur les napperons des restaurants de la région pour mousser la présence d’appareils de loterie vidéo, en plus de sa vente de bières et de cigarettes sans taxe. Les affaires semblaient d’ailleurs bien se porter pour cet établissement, puisqu’il était le plus fréquenté lors du passage de La Presse.
Signe que les machines prennent de plus en plus de place, un établissement qui se limitait jusqu’à récemment à vendre de la bière et des cigarettes sans taxe, le Mom’s Duty free drive thru, a récemment construit une nouvelle annexe pour aménager une salle de jeu. À l’intérieur, on compte présentement 30 machines de loterie vidéo.
Voisin du conseil de bande
Les « dépanneurs-casinos » ne se limitent pas à la réserve, mais sont aussi présents à l’intérieur de Listiguj. Sur le chemin Riverside, on trouve ainsi quatre autres de ces établissements.
L’un de ces « dépanneurs-casinos » est même situé tout juste en face des bureaux du conseil de bande de Listigujg. Le Metallic Grocery, du nom d’une importante famille de la réserve, abrite 15 appareils de loterie vidéo. Les représentants de la communauté ont refusé de répondre aux questions de La Presse au sujet des machines.
Un peu plus loin, le Dedam Grocery semble être une ancienne maison convertie en dépanneur-casino. Une visite aux toilettes le confirme, celles-ci disposant encore d’un bain et d’une douche.
La salle de jeu comptant 20 appareils de loterie vidéo était déserte lors du passage de La Presse. Les clients étaient toutefois nombreux à visiter l’immense réfrigérateur à bière de l’endroit, où les paquets de canettes sont préemballés dans des sacs de papier brun. La discrétion est de mise depuis que le Nouveau-Brunswick a resserré les contrôles sur les importations de bière en provenance du Québec.
Un autre haut lieu
Plus à l’est dans la baie des Chaleurs, une autre réserve micmaque de la région abrite des appareils de loterie vidéo illégaux. À Gespapegiag, à mi-chemin entre Maria et New Richmond, le Lucky Indian Game Room ressemble de l’extérieur à une station-service comme les autres… à la différence près qu’il n’y a pas de pompes à essence.
En entrant, on trouve un petit présentoir avec des croustilles, du café et un petit réfrigérateur à bières. Bien peu pour un aussi grand bâtiment.
Au fond, on remarque les lumières clignotantes d’appareils de loterie vidéo. Une affiche écrite à la main, en anglais uniquement, prévient les visiteurs qu’il est interdit aux mineurs d’entrer dans cette section, où La Presse a dénombré pas moins de 68 appareils. Tout comme à Listugujg, aucun appareil de loterie vidéo ne porte de sceau officiel de Loto-Québec.
Lors de notre passage, personne ne jouait. Une employée a expliqué que l’endroit est surtout fréquenté les mercredis et samedis soir.
À la caisse, impossible de payer avec une carte de crédit. Une affiche indique que seuls les paiements comptants sont acceptés. « Cash only. »
Peu ou pas d'appareils illégaux ailleurs
Après s’être rendue sur place ou avoir parlé à des informateurs locaux, La Presse a constaté que le cas des Micmacs de la Gaspésie semble unique dans le territoire québécois. Aucune autre réserve autochtone ne compte une si forte concentration d’appareils de loterie vidéo. On ne retrouve aucun de ces appareils illégaux sur le territoire mohawk de Kahnawake, et seulement quatre à Kanesatake. On n’en dénombre aucun dans les réserves cries du Québec. Même scénario en Abitibi et sur la Côte-Nord, où les territoires algonquins et innus semblent exempts d’appareils de loterie vidéo illégaux. On peut jouer dans un grand casino dans la réserve mohawk d’Akwesasne, mais il se trouve en territoire américain.
— Katia Gagnon, La Presse