Azzedine Alaïa

Il avait tout d’un grand

Le couturier venu de Tunis a d’abord habillé le Tout-Paris avant de devenir le papa chéri des top models.

Naomi Campbell a perdu son « papa ». Et, avec elle, des milliers d’autres femmes se retrouvent orphelines du seul homme qui savait toujours les rendre belles. Toujours. Trois kilos de trop ? Une mine de déterrée ? Des pensées maussades ? Alaïa était votre remède. « Mes robes remontent le moral !  », résumait-il, joyeux. Et il ajoutait, dans un éclat de rire : « Elles aident à se trouver un mari !  » Alaïa, c’était d’abord cette gaieté facétieuse. Jamais dans la flatterie, les platitudes convenues. Quand une cliente se désolait : « Ce décolleté… ça n’est plus de mon âge », Azzedine ripostait, tutoyeur : « Justement, à ton âge, tu te permets ce que tu veux !  » Rien de plus revigorant. Dans ses mailles gainantes, il vous tenait ferme, ça rassurait. Ses jupes crayons, ses fourreaux rigides, ses décolletés nervurés, ses envolées contrôlées mettent en valeur ce que vous avez de bien et savent gommer vos défauts.

Avec ce couturier, il n’est pas nécessaire de s’affamer pour rentrer dans ses robes. En bon Tunisien élevé par une grand-mère qui maîtrisait ses fourneaux, l’homme apprécie les courbes et les rondeurs. Il sait en jouer. Un sculpteur. D’ailleurs, c’est aux beaux-arts de Tunis qu’il a façonné son regard. Inlassable explorateur du corps féminin, il en a fait son défi. Mille fois exalté, sublimé, érotisé. Lui, pourtant, préférait les garçons : il vivait depuis quarante ans avec le même compagnon, le peintre Christoph von Weyhe, Allemand blond aux yeux bleus, aussi lunaire et discret que lui-même était péremptoire et extraverti.

Ils s’étaient rencontrés à Paris. Le couturier n’avait pas encore créé sa marque, mais il était déjà un nom que les aristocrates parisiennes et les femmes du monde se passaient discrètement.

À l’époque, elles ne s’imposaient pas encore trois heures de gym par semaine. Leur culture physique, c’était les expos, les galas, le coiffeur et les salons littéraires. On s’habillait pour déjeuner, on se changeait pour le goûter, on entamait le spectacle pour le cocktail et on jetait ses feux au dîner, voire au grand souper d’après-spectacle.

C’est Louise de Vilmorin qui a présenté Azzedine à ces grandes mondaines. Était-ce son petit 1 m 55  ? Son regard déjà espiègle et sans compromis  ? Elles l’adoraient. Venu de Tunis à la fin de la guerre d’Algérie, il s’étonnait encore en vous racontant : « Les gens se méfiaient, à l’époque, quand on arrivait d’Afrique du Nord. J’aurais pu être un assassin ! Elles m’ont ouvert les bras. M’ont appris le vêtement. » Il a été baby-sitter chez la marquise de Mazan, puis chez la comtesse de Blégiers, leur cousant des robes entre deux siestes des enfants. En 1965, c’est grâce au généreux mécénat de Simone Zehrfuss qu’il ouvre son premier atelier couture, rue de Bellechasse, quartier chic de Saint-Germain-des-Prés. « Il y avait embouteillage de Rolls-Royce et de Jaguar !  » rigolait-il. 

Les fortunes les plus convoitées du moment défilent dans cet appartement-capharnaüm débordant d’ouvrières derrière leur machine à coudre. Arletty, mesdames de Rothschild, Greta Garbo pour laquelle il va inventer un légendaire imperméable : un peu masculin, oversize, il le rachètera des années plus tard, dans une vente aux enchères, pour sa propre collection. Quand sa renommée commence à prendre des allures de buzz incontournable, Azzedine décide d’organiser un défilé. Et comme il n’y a pas de place dans le minuscule atelier, eh bien, les mannequins vont marcher dehors, dans la rue !

«  Bien obligé ! Les gens n’allaient pas rester debout dans l’escalier. Alors les filles parcouraient un tronçon de la rue de Bellechasse, puis bifurquaient dans la rue de Grenelle et, hop, retour ! Sous l’œil des passants et des enfants qui rentraient de l’école… »

— Alaïa Azzedine

Follement Alaïa ! Au dernier étage de l’immeuble, dans une chambre de bonne, indifférent à l’agitation, l’ami Christoph au doux sourire indulgent peignait les sourdes lumières du port de Hambourg, sa ville.

Tandis que les années 1960 et Mai 68 simplifient les tenues et abolissent le formalisme, son idole Balenciaga ferme boutique et les clientes viennent lui demander de transformer ses tailleurs-sculptures et ses manteaux si travaillés. Alaïa, affolé par l’hérésie, leur propose un échange : il va réaliser pour elles des tenues plus souples et récupérer ces pièces de Cristobal devenues inestimables. Aujourd’hui, sa précieuse collection vintage remplirait deux musées. Voilà un des secrets de ses inégalables petites vestes, par exemple : avoir gardé en mémoire les savantes coupes de l’Espagnol qui redessinait les silhouettes.

Arrivent les années 1980, des polyesters nouveaux, le Lycra, la viscose qui fait scintiller les noirs, et une nouvelle race de couturiers : Mugler, Montana, Jean Paul Gaultier. Avec Alaïa, les quatre mousquetaires vont révolutionner l’image féminine et imposer, chacun à sa manière, la fameuse Executive Woman, la battante. Alaïa l’esquisse déjà par touches depuis des années. Avec ses coupes fuselées, ses pinces bien placées, ses renforts cachés, il donne confiance à ses clientes jamais contentes de leur corps. Dans le secret de son salon d’essayage, lui seul sait de quoi est fait un complexe, un mal-être physique. Encore récemment : qu’il habille la gracile Arielle Dombasle ou la robuste Michelle Obama, il connaît les défauts qui les fragilisent.

En 1981, l’ambiance est en train de changer. Azzedine va suivre l’évolution sociale. Petit homme discret, mais conscient de ses capacités, il décide de fonder sa propre griffe, poussé par son copain Thierry Mugler, plus mégalo. Et c’est un festival, une ascension fulgurante. Le monde de la mode irradie, irrigue la société. Avec ses confrères, Alaïa lance les top models, Naomi en tête. Quand il l’accueille chez lui, « elle a la beauté de Joséphine Baker », mais aussi la timidité innocente d’une Londonienne de 16 ans. Sa mère acceptera de la laisser seule à Paris à condition qu’elle reste chez « papa ». D’autres jeunes mannequins ont déjà pris pension, comme l’Américaine Stephanie Seymour. À ces tops devenues des monuments intimidants, il a tout appris. Pas seulement la démarche, le port de tête, la cambrure. Il leur a enseigné un art d’être femme et de se faire respecter.

Le respect, chez Azzedine, était un mode de vie. Lui qui, chaleureux, accueillait dans sa vaste cuisine les journalistes et les clientes, les stars et les gens du métier autour d’un excellent déjeuner faussement improvisé – entrée, plat, dessert dûment pensés, sains, mais pas régime – n’était que rigueur, précision, intransigeance. Il arrivait à table n’ayant dormi que quatre ou cinq heures. Quand il n’allait pas à l’opéra – qu’il adorait –, ce travailleur acharné passait ses soirées dans son atelier à peaufiner une pièce, parfois sur plusieurs années. Il fallait le suivre. Farida Khelfa, qui l’a secondé pendant cinq ans après avoir défilé pour lui, se souvient de son oreille attentive quand elle argumentait : «  Je ne sais pas bien ce que je lui apportais, moi qui n’étais pas du sérail. » C’était justement ce côté non-initié qui plaisait au maestro.

Franc-tireur lui-même, il ne s’est jamais laissé impressionner. Par exemple, quand il a estimé que son association avec Prada allait le faire basculer dans le marketing, il a racheté ses parts et s’est marié avec le groupe suisse Richemont. Non sans avoir, cette fois-ci, négocié fermement les termes du contrat. Sylvie Grumbach, une amie, se souvient : « Il a toujours voulu sa liberté. » Malgré l’autoritarisme gestionnaire, Prada lui aura tout de même permis de développer une splendide gamme sacs et chaussures.

Sur l’évolution de la mode, Alaïa pouvait être dix fois plus féroce que Chanel ou Lagerfeld, son vieux rival : sur le tempo infernal des défilés, l’obligation de la nouveauté au détriment du style, l’esclavage d’Instagram, l’emprise de l’argent…

« Pas mon genre. » C’est pourquoi il n’avait jamais accepté la direction artistique d’une grande maison, assurant : « On me les a toutes proposées ! Mais non, je suis hors système. » Pas faux.

Devenu français avec une immense fierté, il a préféré fonder sa propre république. Le gouvernement Alaïa dans le Marais. Avec ses trois chiens et ses six ou sept chats, dont certains se font la guerre. Il dormait avec les deux tribus ennemies, en alternance : quelques nuits au deuxième étage, quelques nuits au troisième. Pour ne pas faire de jaloux. Et malgré son habile gestion politique, il en était un qui, en représailles, faisait pipi sur ses coussins ! Philosophe, le maître haussait les épaules : « Je ne lui en veux pas. Quand tu aimes, tu acceptes tout. » Alaïa avait un cœur immense et tant d’amours particulières. 

Le secret

On lui demandait son secret, il répondait avec malice : « Je travaille à même le corps. » Maître dans l’art des découpes savantes qui sculptent la féminité. Des plus grands mannequins, de Stephanie Seymour à Naomi Campbell, Azzedine Alaïa a fait des superstars. Il sublimait aussi les femmes qui ne répondaient pas, ou plus, aux critères du temps. Greta Garbo, Rihanna, Michelle Obama. Il savait mieux que personne traquer les désirs et guérir les complexes. Avec lui, toutes se sentaient belles. « Osez ! Avec ces jambes-là, vous pouvez créer un événement ! » Il bousculait ses clientes au nom de l’audace, de la beauté, de la liberté. Lui portait toujours le même costume. Il est parti avec une coquetterie d’éternel jeune homme : il n’aura jamais dit son âge.

Le corps des femmes inspirait ses créations

Cinq jours chez Dior, à 17 ans. Deux ans chez Guy Laroche. Puis la liberté. Il fonde sa maison dans un petit appartement rue de Bellechasse, à Paris. Et organise son premier défilé dans la rue. À l’écart du spectacle de la mode, Alaïa a trouvé sa signature. Jusqu’à la fin, il aura aimé jouer les vendeurs dans sa boutique de la rue de Moussy. Toutes les clientes ont succombé à la même promesse, sa capacité à sublimer les formes. « Je m’efface totalement derrière elles… » Les top models supplantent les vêtements, c’est le secret de leur gloire dans les années 1980. Mais le plus bouleversant, pour lui, est de faire jaillir la séduction. « J’ai vu des timides devenir sûres d’elles. » Le secret de son empathie : il a grandi entouré de femmes. 

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.