OPINION JOCELYN MACLURE 

Qui remet en question les droits collectifs ?

Plusieurs critiques fortes du projet de loi 21 sur la laïcité ont été exprimées depuis son dévoilement, le 28 mars. Je voudrais mettre l’accent sur un problème important qui n’a pas, à ma connaissance, reçu l’attention nécessaire jusqu’ici. L’une des visées énoncées dans les « considérant » du projet de loi est « d’assurer un équilibre entre les droits collectifs de la nation québécoise et les droits et libertés de la personne ». L’éminent sociologue Guy Rocher place cette visée au cœur de sa défense d’une laïcité plus restrictive depuis plusieurs années. Cet objectif semble parfaitement louable lorsqu’il est énoncé de façon abstraite. 

Un droit est « collectif » lorsqu’il est détenu par un groupe ou une communauté plutôt que par des individus pris un à un. De quels droits collectifs est-il question ici ? Le pluriel indique qu’il y en aurait plusieurs. Pourtant, lorsqu’on s’y arrête, il semble essentiellement s’agir du droit collectif du peuple québécois d’adopter un modèle de laïcité qui sied à sa culture politique et à ses valeurs collectives.

Fort bien. Ce droit est incontestablement dérivé de la souveraineté populaire, à savoir le principe selon lequel le peuple est le détenteur ultime du pouvoir politique.

Si tel est le cas, il importe de comprendre qu’il n’est pas question du droit collectif d’un sous-groupe au sein de la population, mais bien du droit démocratique de la totalité des citoyens du Québec de débattre du sens de la laïcité et d’élire des représentants qui auront l’autorité de légiférer en la matière. 

Or, il se trouve que le Québec est une démocratie pluraliste au sein de laquelle les citoyens ont des visions différentes des implications du principe de laïcité.

Ces désaccords se reflètent à l’Assemblée nationale. Bien qu’une forte majorité de la population soutienne présentement le projet de loi du gouvernement, les deux premiers partis de l’opposition s’y opposent, tout comme plusieurs organismes de la société civile et – chacun à leur façon – les deux coprésidents de la commission Bouchard-Taylor.

Nous n’avons donc pas affaire à un conflit abstrait entre les droits collectifs et les droits individuels, mais bien à la gestion des désaccords politiques. Il s’agit d’un conflit entre la volonté de la majorité démocratique et les revendications des opposants. S’il est légitime que le principe de la majorité serve à trancher les désaccords politiques normaux entre les citoyens, les démocraties libérales conviennent que ce principe trouve l’une de ses limites dans le respect des droits universels de la personne humaine.

Cela dit, il est vrai que les droits individuels prévus par les chartes ne sont pas absolus. Les chartes québécoise et canadienne des droits et libertés permettent qu’ils soient limités de façon raisonnable.

Il existe même un test juridique permettant d’évaluer si une restriction est acceptable dans une société démocratique. Comme le gouvernement ne croit pas que sa loi passerait ces tests, il s’est prévalu des dispositions de dérogation.

Une analogie est souvent proposée entre le projet de loi 21 et la politique linguistique du Québec pour justifier la restriction des libertés individuelles. 

En quoi la loi sur la laïcité est-elle différente de la loi 101 ? La Charte de la langue française vise un objectif législatif légitime et crucial pour le devenir francophone du Québec. 

Les restrictions aux libertés individuelles qu’elle énonce sont à la fois nécessaires à l’atteinte de l’objectif visé et raisonnables. En gros, elle impose la prépondérance du français dans l’affichage commercial et elle empêche les parents francophones et immigrants d’inscrire leurs enfants dans les écoles publiques anglaises. Des prérogatives sont restreintes, mais il faut avoir l’hyperbole facile pour y voir une violation de libertés fondamentales. C’est pour cela que la Cour suprême du Canada a validé l’essentiel de la politique linguistique québécoise, qui est toujours en vigueur aujourd’hui et qui n’a nullement besoin de se cacher derrière les dispositions de dérogation. 

Et la loi sur la laïcité du gouvernement Legault ? L’objectif législatif – réaliser la laïcité de l’État – est parfaitement légitime, mais il n’exige pas les restrictions prévues sur le plan du port des signes religieux chez les employés ciblés. En plus, il force un petit nombre de personnes à choisir entre le respect d’une pratique religieuse qu’elles jugent centrale à leur identité et leur droit à l’égalité sur le plan de l’accès aux emplois et fonctions énumérés dans la loi. Les autres citoyens n’ont pas à faire ce choix déchirant. Cela n’a rien à voir avec les possibilités restreintes par notre politique linguistique.

L’argument de l’équilibre nécessaire entre les droits collectifs et les droits individuels est rhétoriquement habile. Il constitue néanmoins une mystification. Nous sommes plutôt en présence du problème classique, théorisé entre autres par Alexis de Tocqueville et John Stuart Mill, du rapport entre la volonté de la majorité et les libertés fondamentales des citoyens touchés par une décision gouvernementale. Le gouvernement de la CAQ n’a pas réussi à démontrer que sa loi impose des restrictions nécessaires et raisonnables aux droits des personnes visées et il ne tentera même pas de le faire devant les tribunaux. 

J’ai beaucoup de mal à m’imaginer que les petits-enfants que j’espère un jour avoir seront « fiers » de ce moment de notre histoire législative.

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