Cronique

Les cr***es de cubes

Si vous ne connaissez pas Pierre Lavoie, c’est que vous vivez sous une roche : M. Lavoie est ce Bleuet qui s’est lancé dans l’activité physique pour surmonter le deuil de ses deux enfants morts d’une maladie héréditaire et, tant qu’à y être, amasser des fonds pour la recherche sur l’acidose lactique.

Fort bien, belle histoire. Il incarne à lui-même une leçon de courage et de dépassement. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est écrit en toutes lettres sur le propre site web de M. Lavoie.

Au fil des années, le Grand défi Pierre Lavoie est devenu un immense happening à vélo qui veut pousser les Québécois – on vise principalement, mais pas seulement, les jeunes – à faire de l’activité physique.

Fort bien, j’en suis.

Plus de 1420 écoles du Québec enrôlent donc les enfants dans la dictature (hey, je suis dans l’hyperbole, on se calme) des cubes : dans un petit cahier prévu à cet effet, l’enfant « gagne » un cube énergie pour chaque tranche de 15 minutes d’activité physique effectuée. Cubes supplémentaires si un membre de la famille bouge avec lui.

Mon fils joue dans la ruelle chaque jour. Il y pédale, il y slappe des balles, il en bloque dans une imitation émouvante de Carey Price, son idole. Je n’ai pas besoin de forcer pour l’envoyer jouer dehors, c’est même le contraire : je dois le tirer par le fond de culotte pour qu’il revienne à la maison manger, faire ses devoirs et… faire dodo. Si je ne le faisais pas, il y passerait l’essentiel de son temps. 

Bref, mon héritier, prunelle de mes yeux, bouge. 

Les cubes me font suer parce que ça s’ajoute au tumulte déjà colossal de la vie. Rien de plus. Votre vie est probablement aussi achalandée que la mienne avec l’école, les devoirs, les activités parascolaires, les rendez-vous chez le doc, l’école qui appelle à 10 h parce que l’héritier s’est cassé un fragment de dent en éducation physique et qu’il faut aller chez le dentiste vite, vite, vite, vite, vite… 

Sans oublier la découverte consternante, à 21 h 30, que t’as rien pour mettre dans le sac à collation du petit, pour demain. Vie de parents dans ce qu’elle a de plus banal, pour quiconque a un ou des enfants d’âge scolaire. 

Alors les cubes, pour moi, c’est juste un 18e œuf à rentrer dans ma boîte de 12, un gossage de plus, cinq minutes perdues le matin où on est (évidemment) en retard. 

Enfant, tu fais du sport, tu joues dans la ruelle parce que c’est l’fun. Pas pour gagner des cubes. 

Le Grand défi Pierre Lavoie n’est certainement pas une nuisance, tout ce qui peut pousser les enfants à bouger est positif. Mais j’ai des doutes sur son effet structurant : j’aimerais bien que cet effet, s’il y en a un, soit mesuré par une étude longitudinale indépendante. Vous savez ce qu’est une étude longitudinale ? C’est plus fiable qu’un vox pop d’enfants qui disent à la caméra que bouger, c’est importaaaaant. 

Sur Facebook jeudi, j’ai poussé un long soupir d’exaspération contre les cubes sous la forme d’un petit billet. Je m’attendais à recevoir des claques virtuelles, M. Lavoie étant ce qui se rapproche le plus d’un saint laïque dans le Québec de 2015. 

Pourtant, non. Le contraire. Mon billet le plus populaire à vie : 1675 « J’aime » et 324 partages. Comme si j’avais mis le doigt sur un sentiment que peu de gens osaient exprimer, parce que questionner les cubes, c’est questionner Saint Pierre Lavoie… 

Un père dissident a commenté en me reprochant de chialer pour rien. Ma fille bouge peu, m’a-t-il asséné, elle préfère la lecture : après avoir assisté à une conférence de Pierre Lavoie, elle a décidé de faire la Course de nuit ! Une course à relais de 5000 enfants entre Québec et Montréal ! Oui, 5000 enfants ! Ma fille, s’émerveillait ce papa, va courir 5 km… 

Bravo. Mais si je peux me permettre : vous pourrez vous émerveiller si votre fille court encore en juillet… 

Bon, les cubes, disions-nous… On peut ne pas remplir le cahier de cubes. On peut. J’ose pas, parce que Zak ne veut pas être le mouton noir de la classe qui ne participe pas à ce Défi « volontaire » rendu totalitaire par la pression des pairs.

Alors on prend les cinq minutes pour le faire, le cahier. Parfois plus, puisqu’on oublie parfois ce qu’on a fait, ce qui compte, ce qui ne compte pas. Bien sûr, je me mets un sourire dans la face. 

Mais secrètement, je hurle.

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